Tenu pour l’un des plus grands écrivains contemporains en Israël, Aharon Appelfeld serait-il trop peu traduit en France ? On ne trouvait de lui jusqu’à aujourd’hui que quelques rares ouvrages, auxquels viennent désormais s’ajouter L’Amour soudain et Histoire d’une vie, un roman et une autobiographie morcelée. Le chemin parcouru depuis l’arrivée en Palestine en 1946 a été long. A l’époque, Aharon Appelfeld est une ombre marquée par les années de guerre, les mois caché dans les forêts de Bucovine, à affronter la solitude, l’absence, la disparition des siens. Son installation en Israël efface les derniers repères en tirant un trait définitif sur les contrées de son enfance. C’est l’entrée dans la vie adulte, marquée du sceau de la guerre, une vie comme une oscillation perpétuelle sur le fil du souvenir et de l’oubli, avec la tentation permanente de l’indicible, l’espoir perpétuel de parvenir à remettre en mots ce qui ne doit pas mourir. C’est bien là tout l’héritage d’Appelfeld, qui s’attarde alors sur les années d’avant guerre, sur les traces d’une enfance volée, d’une vie autrefois sereine, l’écho lointain d’une paix disparue. Si L’Amour soudain est un roman, Histoire d’une vie est plutôt une somme de pensées qui s’agencent par bribes et cherchent à rattraper le temps perdu pour dire la douleur d’une enfance effacée, gommée par le traumatisme, une parenthèse comme un cauchemar auquel on ne peut se soustraire.
En racontant ce qu’il a vécu, Appelfeld offre le témoignage sous un regard d’enfant qui laisse flotter parfois un parfum d’irréel, trop vite rattrapé par les expériences qui se succèdent, inimaginables : quoi de tangible dans la silhouette d’un gosse affamé, caché en lisière des bois pour échapper à toute poursuite, passant des semaines aux aguets, à la recherche de nourriture et de chaleur, condamné à rester seul pour ne pas risquer sa vie ? Ce regard est extraordinairement juste ; on l’a pourtant souvent reproché à l’auteur en d’autres temps, en prétextant que la Shoah ne saurait souffrir autre chose que le témoignage d’un adulte, reléguant à l’anecdote cette mémoire fantastique de l’enfance. Mais ce qu’Appelfeld ne cesse de délivrer dans ses textes, ce sont les mois du ghetto en Bucovine, la fuite, les rencontres inattendues, les peurs, le départ pour Israël ; il y laisse la souffrance, la solitude, la perte, l’incompréhension. Il y retrouve les mots de l’enfance, aussi ; si le départ en bateau pour Israël depuis les côtes italiennes est un véritable arrachement à ses racines les plus profondes, c’est parce qu’en quittant la terre, on quitte aussi une langue. L’allemand parlé par sa mère s’estompe et c’est comme une seconde mort, un impardonnable arrachement que cette incapacité à sauvegarder les symboles. Même le yiddish finit par disparaître ; il faut parler hébreu. Alors, pour garder la mémoire, il reste l’écriture : la série de portraits ici dévoilée en est la meilleure preuve. Car si il est une nécessité, c’est celle du souvenir. En cela, le héros du roman L’Amour soudain, publié simultanément, est remarquable. Sous la trame classique du récit se nouent des enjeux essentiels : par la présence de l’Autre, on accède à une mémoire qu’on croyait disparue. Et le même souffle porte l’Histoire ; en mêlant un à un les traces de temps lointains, en rappelant l’empreinte des justes, des « juifs célestes », ce qu’offre Appelfeld aux disparus est essentiel : le don de vie à des disparus lentement arrachés à l’oubli.