A Auschwitz, il se trouve un « Livre du souvenir », sorte de « Livre d’or » où tous les gens connus dans différents domaines (la politique, les arts, la culture, les spectacles et le sport) ont laissé des traces. Adrien Le Bihan, familier depuis longtemps de la Haute Silésie, fut chargé par les services diplomatiques français de répertorier ces phrases immortelles et d’en dresser un rapport, en vue du prochain passage de Jacques Chirac au camp d’Auschwitz. Il s’agissait probablement de fournir au président la liste des phrases dont il devrait s’inspirer et se démarquer pour produire à son tour une pensée-du-fond-du-cœur qui trouverait sa place à la suite des autres, encadrée de photos officielles. De la commande de consultation de ce Livre d’or, il ressort cet incroyable petit bouquin, au titre sinistre : Auschwitz graffiti…
Auschwitz n’est pas un sujet de livre possible et encore moins un objet de méditation touristique, c’est-à-dire, en passant par là. Et pourtant, il apparaît que ce livre d’inscriptions à prétentions illustres et fameuses, qui n’est lu par personne, se résume de manière incroyable à n’être que cela : un répertoire d’exercices de plume, tous plus perroquets, pavanant et pavoisant les un(e)s que les autres (les femmes ne sont pas absentes). Une exception mérite d’être notée : Jean-Paul II inscrivit seulement « le pape », tandis que d’autres glosaient sur les nazis, avec un N majuscule, ce qui semblait sans doute naturel en ce « haut lieu » (le terme s’y trouve). D’où ce titre de « graffiti », qui signifie : je suis, j’existe et je signe. Dans le même ordre d’idées « grandioses », les termes d’espoir, d’espérance et d’avenir y font florès…
L’auteur fait ici preuve d’une remarquable finesse et d’une redoutable intelligence. Les seules personnes habilitées à parler d’Auschwitz sont celles qui en ont réchappé, et encore, comme le fait remarquer Primo Levi, les véritables témoins ont péri. Que dire d’Auschwitz ? Rien. Surtout rien. Du silence. De l’énorme, écrasant et assourdissant silence. Tous les mots qui de ce silence pourront s’élever en trouvant une quelconque aspiration ascendante ne sont que des mouches vibrionnantes et salopantes.
Le Bihan choisit la sérénité sans pardon de la morsure cynique, celle qui ne s’arrête pas aux chairs et va à l’os. Pas de jérémiades ni de lamentations, il susurre et il glose les commentaires. Entre ses crocs, il ramène la moelle de ces bavardages sérieux et dignes. Et c’est drôle. Tristement, salement, et effroyablement drôle. On ne fait pas le sens de l’Histoire avec de bons mots, on se cloue au pilori du ridicule.
Auschwitz graffiti est un de ces très rares livres que l’on peut recommander sur Auschwitz, car il ne traite que de la quintessence de l’insondable orgueil humain et en dit plus long que tous ces pensums de bonne volonté sur le « devoir de souvenir », qui ne sont en vérité que pelletées de terre sur le cercueil de l’oubli. A quoi bon rajouter devoir à souvenir ? Le souvenir n’est pas assez ? Ce petit bouquin extrêmement lucide vient opportunément redire : Mais taisez-vous donc ! Vous n’avez donc pas compris ? A lire de toute urgence par ceux qui ne voudraient pas savoir… ils comprendront beaucoup.