« Même écrasés ou écartelés, on n’arrive pas à les croire morts, alors on revient les achever à coup de n’importe quoi »… Au printemps 1994, les médias ont tiré la sonnette d’alarme et dénoncé les massacres d’une Afrique sombre entre ethnies aux intentions barbares, les Hutus et Tutsis. Puis, plus rien, trou noir… Nappe d’oubli car, qui diable peut s’intéresser au jugement et aux séquelles des atrocités du génocide ? La communauté internationale ne s’est-elle pas suffisamment et confortablement repue de voyeurisme sanguinolent ?
En 1998, sous l’initiative de Nocky Djedanoum et dans le cadre du festival Fest’Africa, l’objectif fut de « briser le silence », faire que cette tuerie massive ne sombre pas dans l’oubli, et que nous ne nous installions pas dans une somnolence rassurante loin des charniers du Rwanda. Dix auteurs se sont engagés dans ce devoir de mémoire, dont Abdourahman A. Waberi… « Le monde entier tisse, à notre égard, la laine rêche de l’oubli et se rend plus aveugle que l’aveugle. »
La colonne vertébrale du récit : une galerie de cadavres tachés de boue et trempés de sang. Moisson de crânes n’est en fin de compte que la sinistre métaphore d’un journal de route jonché de corps mutilés, désincarnés, où l’heure n’est plus aux explications mais au froid constat des ravages entraînés par l’absurdité d’une haine raciale, ethnique. Il ne s’agit plus de rationaliser ou justifier l’injustifiable, l’inconcevable. Au détour des propos d’Abdourahman A. Waberi, il ne reste plus que de la colère grinçante, et forcément du désespoir, du cynisme, face à l’impuissance de qualifier, ou plutôt de borner le Mal absolu à quelques dénonciations verbales ou chapelet de doléances. Et afin de réveiller les morts ou de secouer l’opinion internationale, Abdourahman A. Waberi provoque, se noie dans le cynisme noir qui vous tord les boyaux et figent les sourires en rictus… « Le Rwanda, entièrement nettoyé, sera propre et neige comme aux premiers jours de la création. Rien que des collines d’ossements à faire brûler lentement, longuement et qui donneront, nos agronomes sont formels, le meilleur des engrais. »
Malgré tout, l’écriture se délie, fluide, mariant l’imaginaire de la fable à la virulence du pamphlet politique (« l’armée et la classe politique françaises se sont profondément déshonorées avant et après le génocide »). La langue poétique de Waberi, imprégnée d’amertume et de douce mélancolie, demeure inéluctablement sentimentale et sonore. C’est cette nostalgie, cette quiétude imperturbable teintée de fatalisme qui tentent de ressusciter l’ombre d’Aimé Césaire le « grand-père indispensable ».
En dépit de la censure nationale et de la frilosité internationale, Moisson de crânes n’a tout compte fait d’autre ambition que d’être un carnet de voyage, un recueil de témoignages d’un pays ravagé jusqu’aux frontières du Burundi, où on ne compte plus les morts, mais où on les enjambe. « Pas une once de baume. Rien que le fiel silencieux des survivants sans visage de piété »… La vie reprendrait-elle finalement ses droits ainsi ? Que Dieu pardonne nos offenses à moins que cela ne soit déjà trop tard… N’y aurait-il pas de repentir à l’horizon ? Et si vous n’avez toujours pas compris le devoir de mémoire de cet écrivain humanitaire, faites un détour du côté de l’Ivoirienne Véronique Tadjo et de L’Ombre d’Imana où prisons surpeuplées côtoient une justice absente, et rescapés pleurent leur honte d’avoir survécu…