Depuis qu’Ubisoft conçoit ses jeux sur le modèle d’un RPG japonais, il faut des semaines pour en arriver à bout, à moins de les bâcler ou renoncer à toute vie sociale. Des semaines car il ne faudrait pas que le joueur s’ennuie, qu’il n’en ait pas pour son argent. Ainsi, de jeux en jeux, le contenu ne cesse d’enfler, grossir, pour accoucher de titres bourratifs dont l’obésité termine toujours par peser après une dizaine d’heures à les parcourir. Attendu comme le messie, puis générant qu’un intérêt incertain une fois repoussé, Watch_Dogs n’échappe pas à cette malédiction qui frappe Assassin’s Creed depuis au moins son deuxième épisode. Et ce n’est là que le premier problème.
On ne présente plus l’univers de Watch_Dogs, déclinaison high tech du ninja des croisades et de Splinter Cell, autre jeu matrice du studio. On ne le présente plus car non seulement on a déjà tout lu dessus, et aussi parce qu’une fois l’aventure achevée, le bilan à en tirer fait un peu de la peine. Pourtant l’intention était forte et le potentiel également énorme. En voulant croiser le film de vigilante (Un justicier dans la ville) avec une vision de la cité digne The Wire, Ubisoft se donnait les moyens d’aller un peu plus en avant vers un jeu vidéo en contact avec le monde, et une tradition de la fiction critique, politique, sociale, réaliste. Soit trouver un équilibre entre deux genres, pas forcément déliés (le film de vigilante est toujours un symptôme), mais ramenés au coeur du jeu, devant par là aussi donner des raisons au joueur pour avancer, être ce personnage traumatisé en quête de vengeance dans un univers de technologie qu’il maîtrise sur le bout des doigts. Mais si le principe du hacking génère quantité de micro-fictions au sein de l’open world (scan permanent des PNJ dont des bouts de vie s’inscrivent à l’écran ou lors de conversations volées), devenir ce personnage, volontairement fade, masqué, costumé, est un problème qu’Ubisoft n’arrive pas à régler. Son manque d’épaisseur, de charisme, ne tient pas tant à ce principe qui voudrait laisser une marge au joueur pour se l’accaparer. Il tient avant tout au fait qu’Ubisoft n’a pas le courage de creuser les embryons de fiction qu’il suggère. Qu’il n’ose pas, ou n’a pas les moyens, d’aller puiser jusqu’au bout dans les références dont il s’inspire.
Pourtant le jeu harcèle en permanence d’anecdotes graveleuses, d’allusion au porno gonzo, de PNJ obsédés ou dévoués aux bienfaits du sado-masochisme. Seulement, c’est comme dire que la décadence, le vice, la corruption (…), se limiteraient au sexe, leitmotiv systématique du jeu. On trouve bien ailleurs d’autres situations, qui parfois laissent naitre un malaise, mais elles sont rares. S’en tenir au sexe, et de manière répétée, c’est aller vers le consensus mou. Vers la provocation facile. Vers le faux semblant d’une quelconque maturité, voire une lecture puritaine certes cohérente par rapport au contexte américain, mais qui reste une faible prise de risque en terme de mise en danger, et de réelle plongée dans les eaux troubles de l’homme. Alors, oui, plus loin on nous parle de traite des blanches, de politiciens corrompus liés à la mafia. On nous en parle. Et les montre, parfois, souvent de loin. Car ce monde, ces arcanes que le personnage découvre, explore, démantèle par soif de vengeance puis pour sauver les siens, restent, ironiquement, très virtualisées. On nous en cause beaucoup plus qu’on ne les rencontre et surtout les expérimente. Parfois, lors d’une virée en cité, quelque chose, une ambiance, des images plutôt, viennent donner un ton, rappeler quelque chose de The Wire et de la complexité du feuilleté propre à la criminalité. La nuit, la pluie, les couloirs délabrés, le ville, Chicago, tout ça donne alors une pulsation urbaine, ressuscite les racines de l’expressionnisme noir, mais ça dure le temps d’un éclair, quelques minutes, le détour d’un plan, sans donner de vrai vertige.
A manquer de courage, à ne pas vraiment poser les bijoux de famille sur la table et s’engager dans une authentique fiction complexe, violente, où le joueur serait concrètement pris à parti, Ubisoft fait la moitié du chemin. Laissant ainsi son personnage en plan, pas assez badass, pas assez torturé, vigilante de cour de récréation dont on perd vite l’envie d’aller creuser les tourments – dont Ubi ne sait d’ailleurs pas quoi faire, incapable de trancher dans un final hésitant et mou du genou. Loin de l’ambiguité du héros de The Last of Us, celui de Watch_Dogs ne dit que le manque de parti pris de son développeur. Qui se donne des airs de jeu adulte en singeant une maturité finalement empruntée, déclinaison massive et impersonnelle de fictions venues du cinéma ou la télévision, qu’il peine à sublimer pour les transformer en expérience nouvelle par le jeu. On a aucune attente particulière sur un quelconque devoir de maturité que devrait avoir le jeu vidéo. Aucune envie que celui-ci croit devoir faire de l’ambiguité morale, de la violence psychologique ou graphique et d’une quelconque noirceur le garant d’une nouvelle vérité ; mais quand on veut aller dans cette direction, on ne fait pas les choses à moitié et on s’assure que son style et sa parole aient du sens.
A fiction molle et héros terne, récit qui tire à la ligne, s’étalant sur des heures et des heures sans jamais de tournant spectaculaire où le joueur pourrait rattacher le jeu à l’intrigue. Les quelques personnages disséminés prennent tous des trajectoires prévisibles, et l’histoire se termine trop vite, sans laisser le temps d’en vivre la conclusion. Le jeu dans tout ça, puisque après tout on est là pour lui, ne sauve que partiellement les meubles. Gunfight et infiltration montrent un savoir faire indiscutable et sont ce que le jeu a de plus solide à offrir, ce qui n’est pas rien. Mais cela ne suffit pas, pas toujours, pour faire oublier le reste, ce plateau repas invraisemblable de missions qui viennent grossir artificiellement le jeu pour faire oublier les faiblesses de ses fondations. Watch_Dogs n’a pas été conçu autour d’une idée de game design, mais d’un concept (le hacking), d’un thème, d’une envie, qui se sont greffés sur le format d’Assassin’s Creed. En découle un jeu paumé, qui rafistole ici et là des idées pour les faire tenir ensemble, et en rajoute en permanence pour espérer tenir en haleine le joueur (avec des challenges décalés plus débiles et toxiques que rigolo). Le vrai problème étant non pas la multiplication de ces missions annexes, mais leur incapacité à réellement soutenir l’univers du jeu, le renforcer et le développer. Watch_Dogs est à l’opposé de GTA ou de Yakuza, pour citer un titre plus proche d’un jeu prenant racines dans le RPG. Ce que Rockstar et Sega ont compris, c’est que pour étoffer un monde, et ainsi son personnage, il faut donner un sens à ces quêtes parallèles, les nourrir d’une petite histoire, comme celles qui parcourent de partout GTAV lorsque sur une route égarée on croise une femme en détresse fuyant son mari dégénéré. En croyant que le hacking à la volée donnerait assez de micro fictions à sa ville (elles finissent par s’empiler de manière absurde jusqu’à l’écoeurement), Ubisoft a oublié de scénariser ses missions, qui deviennent après quelques heures un enchainement répétitif et ennuyeux.
On comprend mieux aujourd’hui le retard pris par le jeu. Il n’est qu’un brouillon plein d’intentions, de belles idées qui parfois se concrétisent entre une scène de gunfight ou de hacking stratégique, partie importante du jeu où éliminer ses ennemis en jouant avec les caméras de surveillance et les éléments du décor. Il y a quelque chose dans Watch_Dogs de ce pot pourri, de ces jeux Ubi où il manque un auteur pour lui donner un ton, une direction, une âme. La ville est à cette image, parfois sidérante dans les recoins des ruelles sombres entre deux nappes de fumée, mais souvent sans cette étincelle qui donne au jeu Rockstar cette évidence, ce magnétisme urbain. Sans doute car Ubi considère la ville comme une aire de jeu à la manière des cités d’Assassin’s Creed. Il en reproduit essentiellement les volumes, les contours, l’apparence, il ne cherche par à l’interpréter, la réfléchir, lui donner une identité (toute la playlist est aussi incompréhensible et déliée de l’expérience urbaine). La ville perd ainsi son côté organique. Elle révèle bien quelques curiosités, on peut partir en quête des PNJ les plus insolites, mais rien encore qui puisse vraiment rivaliser avec Los Santos ou Liberty City, ville-personnage à la personnalité insolente et inoubliable. Perdu dans un jeu qui ne sait pas trop où il va, entre une histoire racontée dont les enjeux gagnent rarement en puissance, et celle que l’on peine à s’écrire par trop d’activités insignifiantes, le joueur de Watch_Dogs arrive au bout du voyage un peu exténué. L’envie de revenir explorer son monde, le compléter de partout, semble alors une tache encore plus épuisante, car vaine, rendant encore plus évidente les coutures apparentes d’un jeu auquel il manque un regard singulier.