On a si peu l’occasion de déprimer devant un jeu vidéo. Non pas qu’on soit forcément demandeur… Ou alors une déprime sympa, un spleen cotonneux, joliment mélancolique, ça n’est pas forcément désagréable. Il faut malheureusement se rendre à l’évidence : même s’il a un peu évolué, le jeu vidéo est encore trop soucieux de remplir son rôle d’entertainer : il peut vous faire marrer, il peut vous faire flipper, mais en dehors de quelques exceptions, il y a peu de chances que vous vous retrouviez à lâcher quelques sanglots humides, le joypad ballant entre les mains.
Les rares jeux vraiment déprimants sont souvent ceux qui vous font ressentir à quel point vous êtes seul. Silent Hill 2 et Shadow of the colossus me dépriment, Vagrant story et Metroid aussi, parce qu’il n’y a quasiment personne avec qui parler. De fait, il suffit de voir la Valkyrie Lenneth flotter en suspension au-dessus d’un continent désespérément grisâtre pour ressentir l’infinie tristesse qui se dégage de ce classique si particulier de la PlayStation, qui connaît donc désormais une seconde jeunesse sur la PSP. Une simple pression sur le bouton Start et Lenneth se met à l’écoute d’une humanité déclinante, des cris, et des larmes, qui se joignent à la vision désolée et désolante d’un monde en décrépitude : guerres, massacres, esclavage, pillages, complots, meurtres. Ca ne rigole pas, et c’est bien normal : la fin des temps arrive, le Ragnarok, l’ultime combat entre les Dieux, le grand chambardement, mort, maladie, destruction, néant, big bang inversé, Maurice G. Dantec. Mandatée par Odin himself, Lenneth parcourt le monde pour recruter et entraîner des « Einherjar », des guerriers sur le point de mourir, généralement d’une fin tragique, à qui la Valkyrie, si elle est bien lunée, pourra offrir l’opportunité d’une seconde chance : rejoindre le Valhalla et combattre aux côtés des gentils dieux pour flanquer une branlée aux… méchants dieux.
Jeu conceptuel, choral, retors, Valkyrie profile est un curieux RPG. Contrairement à la grande majorité de ses collègues nippons, il n’offre aucune réelle trame de fond, pas d’intrigue rocambolesque, pas d’aventures épiques et over-the-top : des grandes batailles du Ragnarok, on ne verra pas grand chose, si ce n’est à la toute fin du jeu. Bizarrement découpé, en chapitres eux-mêmes divisés en périodes – chaque visite dans un village ou un donjon pouvant coûter une à deux périodes -, Valkyrie profile cantonne le joueur au rôle de sergent instructeur, chasseur de têtes, DRH, fournisseur de chair à canons. Les amateurs de RPG story-driven risquent de perdre leur latin face à un schéma de progression très systématique et répétitif : Lenneth se concentre pour repérer un ou plusieurs Einherjar, longue cinématique décrivant les derniers instants du guerrier, puis re-concentration, découverte d’un donjon dans lequel les combattants pourront leveller et acquérir les caractéristiques demandées par les dieux. La quasi-totalité du jeu se déroule selon ce canevas cyclique presque simpliste. Pour autant, Valkyrie profile n’est pas totalement dénué d’ambitions narratives, soignant avec beaucoup de délicatesse chacune des short-stories mettant en scène le destin tragique des Einherjar, des saynètes souvent poignantes, qui enrichissent considérablement le background de personnages dont on se débarrassera pourtant plus ou moins rapidement en les envoyant au Valhalla. Ou pire : des personnages qui ne seront jamais intégrés à l’équipe si le besoin ne s’en fait pas sentir, laissés à l’abandon dans un obscur sous-menu. Tout ce qui concerne les motivations – ambiguës, on ne va rien vous cacher – des dieux, ou le passé très mélodramatique de Lenneth, points névralgiques d’un scénario tordu en forme de pochette surprise, ne sera révélé qu’à ceux qui auront pris le chemin qui mène à la meilleure fin. Faut-il le préciser : celui-ci n’est vraiment accessible qu’à ceux qui joueront à Valkyrie profile avec un walkthrough posé sur les genoux.
Ce choix de ne montrer ses véritables enjeux qu’aux joueurs les plus méritants – ou les plus tricheurs – est la marque d’un titre qui peut sembler manquer de coeur. La fin « normale » est horriblement frustrante, à peine plus intéressante que ces bons vieux écrans d’antan qui récompensaient bien mal les gamers les plus acharnés, d’un très sobre « WELL DONE » clignotant sur un fond noir. Valkyrie profile est, de toutes façons, un jeu globalement peu généreux, laissant souvent le joueur dans le flou, le noyant dans sa complexité, peu disert sur les conséquences réelles de ses actes : chaque fin de chapitre, censée décrire les progrès de la lutte des dieux contre leurs ennemis, se contente de quelques textes brefs sur des batailles qu’on suppose grandioses. Il faut être motivé pour se taper donjons sur donjons, dans le seul but de lire quelques lignes évasives, et des compte-rendus de mission qui frôlent le néant absolu : « Bravo Lenneth, Odin est fier de toi… ».
Oui mais voilà, au-delà de toutes ses petites mesquineries qui laisseront pas mal de joueurs sur le bord de la route, Valkyrie profile reste un très grand jeu. D’abord parce qu’à l’instar de la plupart des RPG Tri-Ace (studio fondé par d’anciens membres de l’équipe de Tales of phantasia), il propose un système de combat incroyablement dynamique, qui prolonge celui des Tales of, déjà très orienté action. En apparence simple, voire simplet, il repose intégralement sur les combinaisons d’attaques entre les différents personnages : chaque combattant se voit affilier une des quatre touches du pad (rond, croix, carré, triangle) qu’il s’agit de marteler dans un ordre bien précis, pour briser la garde, par exemple, d’un adversaire en apparence intouchable. De quoi convertir les allergiques au tour-par-tour neurasthénique plombé par des animations interminables. En plus de choix de gameplay surprenants, voire déroutants – la quasi-inutilité des villages, l’absence de boutiques, la fabrication des objets et de l’équipement, la grande quantité de personnages jouables et jetables -, Valkyrie profile possède une identité forte, qui tient de sa superbe esthétique, de la musique souvent déchirante de Motoi Sakuraba (Tales of, Star ocean, Baten Kaitos), de son ambiance crépusculaire. Et d’un mode de représentation déroutant, entièrement en 2D vue de côté, à la Adventure of Link. Un choix qui n’était déjà pas très répandu pour les RPGs à l’époque des 8-16bits mais qui paraissait presque anachronique sur une machine comme la PlayStation.
Tous ces éléments combinés font de Valkyrie profile un RPG semblable à nul autre, aussi isolé que son héroïne gambergeant toute seule dans le firmament. Un RPG qui n’aura pas eu, finalement, de véritable descendance : sa suite-prequel officielle, le somptueux et tortueux Silmeria, repositionnera ce gameplay atypique sur des rails plus consensuels, avec une progression nettement plus classique, abandonnant sans regrets l’idée d’un compte à rebours et d’un système qui épouse parfaitement le contexte « fin du monde » qui fait toute la beauté et l’unicité de Valkyrie profile. Le souhait de le voir perdurer au-delà du premier opus, jusqu’à un éventuel troisième chapitre dédié à Hrist, la plus fascinante et la plus gothique des trois valkyries, ne peut être qu’illusoire : après tout, ce n’est pas tous les jours l’Apocalypse.