Uncharted 3 n’est sans doute pas la dernière croisade de Naughty Dog, mais l’épisode hanté par le calice empoisonné de son temple maudit. Fidèle à la trajectoire de sa trilogie palimpseste, le studio américain suit la sainte voie que Lucas et Spielberg avaient imprimée sur le cinéma des années 80. Deux ans après Uncharted 2, blockbuster parfait à l’équilibre souverain, Nathan Drake rempile comme Harrison Ford dans un jeu somme chauffant à blanc sa formule magique. L’illusion de Drake se rêve le jeu sans faute ; une réponse impeccable et terminale à cette symbiose idéale entre cinéma et jeux vidéo dont Naughty Dog a fait sa quête. Non pas tant celle du récit, faux lièvre derrière lequel le jeu vidéo court aveuglément sans voir qu’il ne débouche que sur des malentendus. Mais du pur mouvement, de l’action en flèche, de la vitesse qui ne s’épuise jamais ou que pour laisser devant le trop plein de décors surchargés par mille détails affriolants. Uncharted 2 avait trouvé le rythme rêvé, la combinaison fabuleuse, tout n’était qu’enchaînement, maitrise du flux et d’un montage dans lequel le joueur était pris sans perdre le contrôle. La micro cut scene n’interrompait plus le cours de l’action, elle s’insérait comme intermédiaire naturel au mouvement du joueur, pour le compléter et lui donner de la force sans perdre l’illusion d’avoir agi au sein d’une intrigue se déployant dans chacun de ses actes. Soutenue par les dialogues et la légèreté des cinématiques, la mécanique néo-classique de Spielberg et du Zemeckis de La Poursuite du diamant vert s’accomplissait alors dans une nouvelle destinée américaine de l’entertainment. D’un coup le serial avait grandi ; mûr pour larguer les amarres, il devenait intégralement ce rêve d’exotisme idéal, proche et praticable, que le genre promettait dès ses origines. Un évènement avait surgi.
Plus radical, Uncharted 3 minimise les risques sur la continuité. Le mouvement doit être le plus fluide possible et le joueur pris dans son lit comme dans un train rapide et sans gare qui ferait défiler les paysages somptueux d’un décorateur orfèvre passé maître dans un artisanat digital. La dépense, les moments de pause où le jeu temporise fusillades et autres poursuites, n’a plus sa place dans une telle mise à disposition du déroulement linéaire de l’action. A dire vrai, les gunfights n’ont plus tellement leur place tout court. Ils pourraient laisser une part d’improvisation au joueur. Le jeu prendrait alors le risque de voir son montage dérailler – et quand on sait ce qu’on veut, on ne laisse pas n’importe qui remonter les plans ou changer le rythme d’une scène. C’est trop important. Naughty Dog a vu plus que jamais Uncharted 3 comme un jeu voulant surpasser le cinéma. Un grand découpage parfait dans lequel le joueur serait poussé comme le Tintin de Spielberg dans Le secret de la licorne : non pas qu’à une vitesse folle mais pris dans un pur élan constant et ivre pour ne pas regarder le vide qui menace l’intrigue ; et peut-être aussi par crainte d’avoir à filmer le visage d’un héros considéré comme un strict mouvement, un croquis. Nathan Drake n’est pas tout à fait cette figure là, mais lui aussi doit avancer, courir, bondir, se précipiter vers la prochaine scène sans avoir dit ou fait quelque chose de la précédente. L’aventure lui colle à la peau, et elle doit aller vite.
Qui voudrait couper la musique quand elle sonne l’air des meilleurs tubes ? Uncharted 3 a été construit sur tout ce qui a fait le succès vitrine de l’épisode précédent. Naughty Dog a imaginé la cinétique démente de son jeu comme un best of de scènes chocs. Une succession de paysages d’une beauté à couper le souffle qu’il faut traverser avant leur inévitable destruction apocalyptique. Au pas de course, comme poursuivi ou happé sans cesse par l’environnement ou l’action. Episode des catastrophes et donc du dénouement, Uncharted 3 est une cathédrale sublime. Un royaume à l’exotisme perdu, une cité traversée par des palais pour le regard comme autant de joyaux à admirer, mais qui invariablement se déroberont sous nos pieds. Le jeu est un enchaînement de tremblements de terre et de remakes successifs de Titanic, une panoplie sidérante de décors somptueux auxquels il faut échapper avant l’inévitable anéantissement. Tout ne semble avoir été pensé que pour ces moments là, qui se succèdent jusqu’à atteindre un inévitable point de saturation, autant par trop d’excès (Drake est officiellement un surhomme) que par cette logique stupéfiante et acharnée à vouloir multiplier des cataclysmes que même le cinéma aurait du mal à envisager, sauf peut-être Roland Emmerich. Naughty Dog a retenu d’Uncharted 2 les pics d’intensité maximale, lorsque le joueur est poussé par l’action devant un enchaînement d’événements impossibles l’obligeant à courir le feu au cul, pourchassé par un éboulement où l’effondrement d’un château en flamme. Le studio a non seulement retenu et radicalisé jusqu’au délire cette immersion au coeur du blockbuster puissance X, mais il l’a aussi systématisé.
La ligne de force du jeu consiste dans cette avancée tumultueuse et grandiloquente. Dans l’explosion des effets et ces espaces luxuriants se dérobant sous les pieds du joueur dans un déluge de pixels à la beauté triomphante. Jeu du pur effondrement, Uncharted 3 ne peut être aimé que comme tel. Un sacrifice fait contre tout ce qui pourrait entraver son rythme et sa mise en scène dans laquelle le joueur est plongé. Le jeu tient d’une expérience de l’extrême consistant à essayer d’épouser au plus près l’action au cinéma pour la rendre jouable selon certaines contraintes, tout en repoussant ses limites pour assumer son identité video-ludique. C’est-à-dire réinventer le plan séquence et le faire varier, pour voir. Ce qui produit parfois des scènes étonnantes qui à chaque fois reprennent un archétype pour le sublimer : une échappée hallucinée dans un Souk au Yémen où la réalité se distord ; la poursuite d’un avion au décollage s’enchaînant sur sa chute et un étonnant passage d’errance dans le désert ; le naufrage d’un bateau cargo auquel il faut réchapper en escaladant son espace sans dessus-dessous. Aucun jeu n’a su toucher avec autant de finesse l’excitation d’arpenter un décor de cinéma d’action, où tout est démesure et sensation, adrénaline et stupéfaction, remake répété de l’attaque par l’hélicoptère d’Uncharted 2, lorsque l’immeuble s’effondre. Le joueur est pris pêle-mêle dans le flot des poursuites de Jason Bourne, James Bond ou Indiana Jones. Plus que jamais on lui offre la possibilité d’être au diapason de ces images que le Hollywood des années 80 a imaginé. De participer au cinéma de Spielberg, Cameron, McTiernan. Pour ne plus seulement regarder et être aussi ce spectacle. Mais à quel prix ?
La nouvelle forme d’entertainment que le jeu poursuit, à mi-chemin entre cinéma, parc d’attraction et jeu vidéo, n’est pas sans conséquences. Uncharted 3 a perdu quelque chose en route. Il a même un peu perdu l’essentiel. Largement dégraissé de ses gunfights que le deuxième épisode avait pourtant su pousser à un degré d’efficacité ébouriffante, le jeu ne propose plus le même challenge. C’est une balade de santé. Arrivé à la moitié du parcours, il faut chercher pour trouver un ennemi récalcitrant et dangereux, même en difficulté maximale. Naughty Dog a oublié que la plateforme assistée et les échappées incroyables n’étaient pas l’essence d’Uncharted, mais ce qui servait plutôt de poche apaisante ou à renforcer sa dimension épique. En misant sur les combats à mains nues, le studio a cru aussi pousser plus loin sa fidélité avec le cinéma. Une idée séduisante lorsque le jeu s’ouvre sur une belle bagarre dans un pub londonien, mais qui révèle vite ses limites et devient exaspérante quand le système se bloque lors d’une fusillade. Alors que le jeu bénéficie d’une multitude de détails fabuleux (en reculant le personnage ne se retourne pas mais fait d’abord quelques pas en arrière), il est étrangement à coté de la plaque quand il s’agit de ressusciter ses meilleurs patterns d’ennemis. Quelques passages s’en sortent mieux à mi-parcours de l’aventure (un cimetière naval pavé de ruines d’une hauteur démentielle sert de beau terrain de jeu), mais au risque d’un déséquilibre global du gameplay sur la durée. Empruntant tout ce qu’il y avait à voler sur Dark void (les échanges de tirs verticaux), le jeu montre pourtant encore une ambition à garder ses racines de shooter intactes. Peut-être pour la forme, Naughty Dog ne s’embarrassant même plus d’un boss final, comme si décidément rien ne devait couper l’action, pas le moindre cut ou game over qui ramène de toute façon le joueur là où il était en une fraction de seconde. Manière de souligner encore que le flux ne doit plus être interrompu. La scène continue. Le montage fluide. Jusqu’au générique de fin.
Comme La Dernière croisade de Lucas et Spielberg, Uncharted 3 est un objet trop réfléchi et maniéré auquel il manque la spontanéité de son prédécesseur. Il a perdu la balance idéale sur laquelle tenait son système, égaré la folie authentique d’un Temple maudit (l’épisode baroque finalement le plus emblématique) qu’il prétend pourtant répéter à l’envi, et renier aussi d’une certaine manière. En s’acharnant à vouloir maintenir son mouvement cinégénique, Naughty Dog a opté pour une apothéose visuelle qui est aussi une forme de facilité ou de complaisance. Il faudrait aimer son parti pris ; et à sa manière c’est une réussite, jamais le jeu n’a été aussi élégant dans son récit, avec un début magnifique sur la rencontre entre Sully et Drake encore adolescent. Uncharted 3 pousse un cran au-dessus l’action-narrative. Sans complètement corriger certaines ellipses rapides et autres incohérences (épuisé après une longue traversée du désert, Drake retrouve un étonnant regain de santé pour combattre une horde d’ennemis dans la foulée), le jeu est mieux maîtrisé dans le déroulement de son intrigue. Mais en délaissant le TPS à couverture et attaques furtives qui donnait son sel au gameplay, Uncharted 3 oublie que l’écriture de la série naissait d’abord par sa stricte nature de jeu. Sans acte de bravoure à accomplir ni maîtrise de l’espace, il ne reste plus grand-chose au joueur pour se réaliser au travers des mécaniques du jeu. Lorsqu’il n’y a plus de résistance à faire céder, de parcours à apprendre, d’ennemis à combattre subtilement, de plaisir à voir ses gestes évoluer vers la perfection pour que la mise en scène devienne aussi la nôtre, ne restent que des espaces balisés, des variations optimisées de QTE.
Par essence le jeu vidéo repose sur une projection qui est une actualisation. Depuis le début, nous avons pu rêver d’accomplir enfin les exploits des héros nés dans les grottes de Lascaux. De prendre possession de l’image pour nous réécrire dans des espaces codés ; et peu importe que le bonhomme soit vêtu de quelques gros pixels, le geste suffit à notre imaginaire compensant les lacunes photographiques. Uncharted 3 a omis l’essentiel. Après un deuxième épisode titanesque et enterrant la concurrence, Naughty Dog ne s’est pas rappelé que la grandeur de son jeu est née d’un accroissement dans l’incarnation qui ne devait pas renier ses bases. Sans elles, il y a le ride. Sublime, spectaculaire, époustouflant, parfois vertigineux. Mais que veut-il raconter ? Et s’il n’était qu’un pari pressé sur le deuxième épisode ? Un jeu monté dans l’urgence avec le savoir-faire de ses décorateurs ? La nécessité s’est égarée dans un programme de destruction massive aux mécaniques turgescentes et prévisibles. La volonté de bien faire s’est arrêtée sur une formule qui ironiquement n’est pas la bonne. Pour faire croire au joueur qu’il est acteur à part entière, le jeu se doit de lui offrir l’illusion d’être aussi maître de l’action et non d’être plus largement manipulé par elle. L’illusion ici n’est pas que celle d’un voyage exotique dans des mondes qui se transforment ou se désagrègent sans cesse. Elle est de nous faire croire à un surplus qui est en réalité une perte. Pas complète mais assez pour nourrir ce qu’on ne voudrait pas appeler une déception.