Le jour où Sony annonçait la sortie de sa PlayStation 4, le constructeur rassemblait autour de lui quelques-uns de ses supporters, histoire de réunir les troupes pour promouvoir sa future console. Ainsi du français David Cage, auteur du controversé Heavy Rain qui, dans une courte présentation, est venu servir son discours habituel sur l’émotion, terme fourre-tout vers lequel devrait tendre le jeu vidéo. Pour appuyer ses théories, le game-designer a ressorti l’un de ses arguments techniques préféré, le photo-réalisme, gage selon lui d’un cap à franchir pour donner un supplément d’âme aux pixels. Le plus intéressant dans son slideshow express n’était pas le moment où il montrait une démonstration technologique de la console, mais les extraits de The Great Train Robbery qui précédaient. Choisir d’étayer ses thèses avec ce que l’on considère comme le premier western de l’histoire du cinéma n’est pas anecdotique. Mais ce qui intéressait visiblement Cage, dans ce petit film de 1903, c’était surtout son dernier plan où un personnage de bandit tire sur la caméra en regardant vers l’objectif. Si la légende veut que le spectateur de l’époque aurait été mort de peur, celui d’aujourd’hui, dans cette conférence Sony, a peut-être juste eu du mal à comprendre où le développeur voulait en venir…
Le but de la démonstration était simple : dire que du regard d’un acteur filmé nait une émotion (cet éclair troublant d’humanité) et que le jeu vidéo doit retrouver ce moment du cinéma pour grandir. Cage étant devenu le champion de la motion capture avec son studio Quantic Dream, le raccourci était rapide pour vanter les mérites de l’enregistrement (et de son affaire au passage). L’avenir du jeu vidéo serait-il donc d’aller à la rencontre du cinéma ? Quand on sait que le jeu vidéo s’est toujours inspiré du cinéma (pour lui piquer ses genres, ses films, ses héros, etc.), ceci aurait presque quelque chose d’une fausse révolution. Pourtant, il se pourrait bien que Cage n’ait pas complètement tort, et la sortie du reboot de Tomb Raider tombe à pic pour lui donner raison tout en confirmant la tendance actuelle. Entre le premier jeu sur PlayStation en 1996, et celui réalisé par Crystal Dynamics en 2013, il y un fossé qui n’est pas seulement technique, visuel ou stylistique. C’est toute une conception du jeu vidéo qui a évolué depuis la dernière génération de console. Un détail permet de mieux comprendre ce qui sépare les anciennes Lara Croft de la nouvelle. En complément du reboot, le jeu fournit son lot désormais habituel de bonus, comm pour les DVD, avec making of, interviews et autres featurettes. Le premier commence par consacrer toute sa durée à la nouvelle Lara Croft. Pas au nouveau design du personnage, non, mais à son actrice réelle, Camilla Luddington, jolie britannique avec à son palmarès plusieurs épisodes de Grey’s Anatomy, Californication et True Blood. Avant le jeu et sa poupée digitale, il y a désormais une fille de chair et de sang. Il y a un visage et un corps qu’on filme dans les moindres détails pour renforcer le réalisme du jeu. Surtout, il y a une actrice de cinéma qui assume son rôle et qu’on met en avant.
Bien sûr, le jeu vidéo n’a pas attendu cette mutation pour devenir émouvant ou plus fort, comme le voudrait David Cage qui aujourd’hui cast Ellen Page et Willem Dafoe pour son nouveau jeu. Le jeu vidéo n’a pas besoin de motion capture ou de stars hollywoodiennes pour être bouleversant : récemment, et avec trois fois rien, The Walking Dead nous tirait des larmes. Sans Camilla Luddington et sa seconde peau digitalisée, Tomb Raider ne serait pourtant pas le même. Rarement un jeu n’a fait autant exister le corps de son personnage de façon aussi sensuelle, à la fois symbolique et cohérente par rapport à ce que le titre met en œuvre et raconte. Construit à la façon, classique, du récit suivant les racines de son héroïne (sorte de préquelle aux autres jeux), ce reboot s’invente une Lara Croft en post doc, fraîchement sortie de la fac et partant pour sa première aventure. Echouée avec un groupe de survivants sur une île japonaise squattée par une secte adepte du sacrifice humain, l’Indiana girl doit en baver dur pour s’enfuir. Enchaînant les morceaux de bravoure avec un sens du spectacle défiant Uncharted droit dans les yeux (la saga de Sony puisant dans les mêmes références, tout en passant après Tomb Raider), le jeu est un vrai chemin de croix pour son héroïne. Crystal Dynamics multiplie ainsi les sous-textes et les motifs renvoyant la trajectoire du personnage à un parcours initiatique. Rapidement, dès l’ouverture, son corps devient l’enjeu quasi sadien d’une épreuve physique et morale qui va la révéler. La mise en scène, impressionnante de fluidité comme de dynamisme, allant constamment chercher une réaction épidermique, un mouvement de tête ou un regard pour renforcer la présence de l’actrice au travail. Jusqu’aux dialogues ou aux commentaires dans l’action, son personnage réagit à son environnement comme s’il était davantage qu’une coquille vide en attente qu’on l’anime.
Tout Tomb Raider est construit autour de cette Lara Croft jeune, naissante, dont le joueur voit la virginité se perdre devant les épreuves qui forgent à la fois sa légende tout en écrivant la nouvelle : perte d’un mentor, baptême de la violence et de la mort, découverte de ses capacités lui ouvrant sa voie. Pour celle qui est devenue le fétiche vidéoludique des gender studies, le chemin emprunté par Crystal Dynamics pourrait paraître miné, et les critiques sur le machisme latent du jeu remonter à la surface (plus que jamais il fait croire à une érotisation de Lara Croft). Vite évacué, ce faux problème laisse place à la double révélation d’un corps et d’un personnage qu’on apprend plus à connaitre que reconnaître en participant à sa construction. Le jeu jette ainsi sur sa mythologie un éclairage à la fois fidèle et inédit, autant d’un point de vue narratif que grâce à Camilla Luddington. Il entretient un feu sacré qu’on croyait depuis longtemps essoufflé, et le ressuscite en lui insufflant une présence vivante, un nouveau visage qui ne sert pas de prétexte promotionnel et se révèle autant une découverte qu’une petite étape pour le jeu vidéo. Pour la première fois peut-être, l’avatar semble vraiment avoir une vie propre, un corps qui lui appartient et dont nous serions finalement plus le guide ou l’assistant que le maître.
Si on peut regretter que le jeu puise son inspiration à la source du blockbuster dernier cri, cette revanche contre Uncharted (qui lui a volé la vedette de l’exotisme post Indiana Jones) pourrait bien être aussi une manière de reconquérir son trône avec les armes des autres – et pas seulement du cinéma. Car adieu le mélange de puzzle et de plateforme qui a si longtemps été l’ADN de Tomb Raider. Place à la vitesse et aux gunfights dans des environnements toujours au bord de l’effondrement. Sans s’assumer pleinement en pur jeu de tir après Uncharted, ce reboot opte largement pour l’option shoot sous les palmiers. Pas de quoi pourtant ternir l’âme du jeu, d’autant plus qu’il maîtrise son sujet avec une jouabilité souple et efficace. Les mécaniques fondatrices sont reniées, voire bafouées, devant l’autel consensuel du jeu rapide et stylé où l’on devient un peu trop spectateur de ses actions, mais l’esprit est là. Le plaisir de la découverte, c’est-à-dire le fait de rester ébahît face à des environnements démesurés et comme chargés d’histoire, est d’autant plus intacte que les effets de lumière sidérant offrent au jeu un cachet éblouissant.
S’imposant moins comme une relecture de ses propres origines, que leurs mutations, Tomb Raider 2013 prend un risque mineur en se tournant plutôt vers l’action (voire l’infiltration) plutôt que vers la plateforme, désormais sans aucune complexité. Mais il fallait sans doute en passer par là, faire quelques concessions à la modernité, pour remettre en selle une icône à la carrière en chute libre. Tout le génie de Crystal Dynamics étant d’avoir compris ce qui, depuis toujours, nous fascinait dans Tomb Raider : voir Lara courir indéfiniment.