Quoi de plus logique, dans l’évolution d’un RPG, que son passage au gigantisme ?
Pour The Witcher, le destin était tracé d’avance, tant son univers (littéraire) de base semblait fait pour s’étendre sur des kilomètres. Une expansion territoriale, qui se double d’une autre, de renommée, pour son créateur, CD Projekt. Après deux premiers épisodes devenus culte chez les pécéistes, la saga polonaise est passé du bijou noir pour initiés au AAA le plus attendu de l’année. Rien d’étonnant, donc , à voir Geralt de Riv, son héros mutant et alchimiste, passer à l’épopée supérieure, celle de l’open world (qui n’en est pas vraiment un, mais passons) et du marché multi-support. Mais, malgré son anticonformisme affiché, l’ambition nouvelle de CD Projekt laissait planer un doute. Le studio allait-il diluer sa plume frondeuse, afin d’amortir son entrée dans le circuit mainstream ? Ou pire : se vautrer dans l’excès inverse, en exacerbant son art de la provoc’ jusqu’à la caricature ?
Ni l’un ni l’autre, et c’est la première grande réussite de The Witcher 3. Pour CD Projekt, le mot d’ordre reste de malmener les codes du conte picaresque, retourner le decorum fantasy comme un gant, pour dévoiler sa doublure moins glorieuse, où règnent veulerie politique, la misère sociale ou racisme ordinaire entre les espèces sur ses terres. S’il n’a rien perdu de sa trivialité, ce désir iconoclaste ne saurait non plus être réduit à quelques scènes de fesse et de gaudriole paillarde dont le jeu use (et abuse) parfois. Sa vision subversive et dissonante se veut plus retorse, comme le montre brillamment ce troisième épisode, en la développant à l’échelle d’une région entière. Une région, les Royaumes du Nord, qui a la particularité d’être en instance, avant l’invasion imminente d’une armée maléfique s’apprêtant à tout ravager derrière elle. De cette promesse d’Apocalypse en suspend, CD Projekt en tire d’abord une idée spatiale. Ici, l’open-world ne cherche jamais à prouver sa crédibilité ou sa nature encyclopédique (comme un Elder Scrolls). Bien que nombreuse et variée, sa population de NPJ reste souvent cantonnée à une routine comportementale en boucle, donnant plus l’impression d’un diorama de luxe plutôt qu’un vivarium autonome à la Rockstar. Et pourtant, son univers est un des plus immersifs qui se soit donné de jouer. CD Projekt a su trouver l’harmonie idéale entre textures, couleurs, mais aussi ambiances météo (un monde constamment balayé par des orages et un vent de mauvaise augure), pour donner à chaque décor une identité unique, comme la pièce, originale et cohérente, d’un immense tableau (ou puzzle) impressionniste. La nature a beau être immense, les villes foisonnantes d’activité (la visite de la capitale de Novigrad reste une expérience hors du commun), la superficie de jeu délirante de densité, le jeu nous absorbe et nous émeut moins par sa performance technique que par le ressenti, profondément mélancolique, d’un monde au bord du chaos qu’il transmet à chaque pas du héros.
Une mélancolie qui doit aussi énormément à son contact avec les personnages, et plus généralement la narration du jeu, traitée avec le même souci du détail unique. Au sommet de son écriture, CD Projekt fait de la moindre quête, même la plus banale, une mini-fiction à part, un haut-fait du quotidien de sorceleur, que l’on vit comme un souvenir durable. Cette richesse narrative est d’autant plus gratifiante qu’elle n’est jamais imposée, et se découvre souvent par la curiosité que le scénario et ses historiettes parviennent à attiser. Véritable modèle d’écriture, chaque quête réussit autant à mettre en valeur un atout du gameplay (combat à l’épée et magie, alchimie, etc.) qu’à questionner le héros, et son joueur, sur ses motivations à explorer ce monde, souvent plein de secrets inavouables. Malin, CD Projekt a eu l’excellente idée de trousser la plupart de ces scénarios comme des enquêtes policières. S’aidant d’un 6e sens magique (qui surligne en couleur les indices laissés dans une pièce), le sorceleur est sans cesse renvoyé à sa nature de détective et juge des affaires courantes, dont il laisse la conclusion à son joueur et sa propre boussole morale. Finalement, il faut peut être regarder davantage vers le polar pour décrire l’impact émotionnel laissé par The Witcher 3. Un polar ésotérique et carnavalesque, où les griffons et les sorcières ont remplacé les mafieux et les vamps fatales, qui renverse la bienséance de son héritage fantasy. Un polar digne de Chandler, pour son héros hardboiled à la voix caverneuse et désabusée, trainant sa carcasse usée dans une néo-Babylone rongée par la manipulation et le crime. Un polar médiéval qui risque de faire date parce qu’il sait créer un sentiment essentiel : la curiosité insatiable d’en découvrir toujours plus, pour la seule beauté de sa plume.