La première saison de The Walking Dead s’était achevée en enfonçant le clou d’un jeu événement pris désormais comme référence du jeu narratif. La seconde se termine dans une quasi indifférence polie, après cinq nouveaux épisodes d’une saison égarée, cherchant sa voix à la manière de l’orphelin tâtonnant après le départ d’un père. Sans ses deux pilotes clés Sean Vanaman et Gary Whitta -le premier parti fonder Campo Santo, le second écrire un spin off de Star Wars pour Hollywood-, Telltale s’est retrouvé devant le drame de toutes les séries : perdre l’auteur qui lui a donné son âme. La tâche était donc d’autant plus complexe pour la nouvelle équipe que dans l’intrigue, Clémentine, la jeune héroïne désormais iconique, s’est retrouvée elle aussi orpheline. Et que le joueur, par conséquent, a perdu celui qui faisait le lien avec elle, Lee, père adoptif de circonstance et surtout guide dans un monde rendu à la barbarie. Sans ce médiateur/compagnon héritier des héros d’Ico, plus de personnage par lequel poser un regard sur Clémentine, et avec lui entretenir une relation à l’autre qui est toujours par là que commence celle au monde.
Le changement de point de vue annonçait pourtant de nouveaux enjeux peut-être moins forts, mais néanmoins passionnants. Le rapport au personnage n’allait plus passer par les yeux d’un autre, qui en le protégeant lègue simultanément les moyens de survivre à la nature humaine, mais les nôtres. C’est nous désormais qui, dans une relation directe avec Clémentine, devons assumer l’héritage de Lee. Nous qui devons façonner sa prise de conscience morale dans un monde où celle-ci est en pièces, saccagée par un rapport à l’autre piétiné par la violence et la survie. Le joueur a pris la place du médiateur, de ce personnage au travers duquel Telltale pouvait émettre un point d’énonciation indirect, différent, mais qui changeait tout, jusqu’à la nature des interactions ou de l’écriture. Dans cette nouvelle configuration, le jeu se transforme en un laboratoire pour une Clémentine mise à l’épreuve. Elle devient le liant à la fois chahuté, spectateur et acteur de la communauté détruite, et l’enfant défait trop tôt, devant prendre toujours plus part aux décisions d’adultes eux aussi perdus dans un monde en ruines. Elle est notre petite actrice dirigée à tâtons au milieu d’un nouveau groupe, de nouveaux visages, mais aussi de figures du passé (spoilons), avec le retour de Kenny, personnage clé et tourmenté de cette saison ratée.
En jouant avec Lee, la saison 1 proposait de devenir le garde fou d’une conscience morale. De faire exister encore un peu de notre monde tout en prenant la place du père et du sauveur potentiel, en tout cas de celui qui veille. Dans la seconde, c’est donc à nous de sculpter par les choix la trajectoire de Clémentine. Et si le jeu met en scène quelques étapes fortes comme la rencontre et la mort de Carver (chef névropathe d’une communauté soumise), il échoue souvent en route par la trop grande visibilité de ses mécaniques, ou la faiblesse voire la répétition des situations. Sur la saison 1, l’arbre de décisions n’avait déjà pas de réelle importance en terme de conséquences sur le récit. Si rien n’a changé, c’est l’illusion du choix et surtout les nuances, les variables, qui perdent en subtilité. Car peu importe au fond l’action réelle sur l’intrigue, ce qui compte dans la mécanique de Telltale, c’est le feed-back psychologique et émotionnel au moment du choix. C’est ce mélange d’urgence, de stress, de décision dans l’instant pour s’engouffrer dans le déroulé de la narration qui donne le rythme et aide à co-écrire l’histoire. Plus encore à la vivre et éprouver en temps réel le sens des choix – soit une sorte de qui suis-je permanent. Pour que cela fonctionne il faut une certaine finesse dans le traitement des situations et donc des variables, autrement dit une intelligence de la scène et ses potentialités offertes au joueur. Si la saison 2 échoue assez largement de ce point de vue là, c’est parce que les dialogues ou les actions de Clémentine, sa personnalité modulable, passent parfois par une absence récurrente de rigueur, de vraisemblance, ou de justesse dans le traitement des situations. Les choix deviennent caricaturaux sinon incohérents, renvoyant alors le joueur à un manichéisme pesant, prévisible voire contradictoire (dans un même ping pong de dialogues on peut faire dire tout et son contraire au personnage). L’illusion du récit interactif est alors brisée, en même temps que le jeu ne retrouve jamais la puissance de la saison précédente (l’intrigue piétine autant qu’elle va trop vite), alors que pourtant il dissémine sans cesse des personnages potentiellement riches : Carlos le docteur protecteur et sa fille chétive ; Rebecca la jeune mère obligée d’accoucher dans l’horreur ; Jane la solitaire qui prend la place d’une grande sœur auprès de Clémentine ; et Kenny, revenu d’entre les morts plus que jamais contaminé par la violence, à moitié fou, à la fois effrayant, fascinant et émouvant.
La saison 2 fermée, c’est lui, le père orphelin, qui sert de point d’orgue au jeu. Lui qui voudrait sauver la famille et la communauté mais voit son idéal devenir une névrose incontrôlable et destructrice. Plus étonnant c’est lui qui devient en quelque sorte la Clémentine de la saison 1, ce personnage qu’on observe, parfois protège (de lui-même, des autres), mais qu’on ne pourra faire dévier d’une trajectoire tragique. Par Kenny, Telltale arrive à boucler sa saison sur un dernier épisode émaillé de quelques beaux moments (comme cette nuit apaisée devant un feu de camp autour d’une bouteille de rhum). Il arrive surtout à faire exister une relation avec un personnage rare dans le jeu vidéo, par son ambiguïté, et parce qu’il est un catalyseur, une forme de test permanent pour un joueur mis devant le dilemme de comprendre, tolérer ou rejeter sa personnalité chaotique. Le jeu aurait pu sans doute aller encore plus loin sur des territoires mouvants où le joueur se mettrait en danger devant cette étude de caractère à la presque Peckinpah. Il n’a pas osé, ou plutôt n’a pas su, car la volonté est pourtant présente, jusqu’à un dénouement terrible qui pourra faire office de thèse sur la morale dans le jeu vidéo (selon l’une des multiples fins empruntées, en tout cas la nôtre). En fin de parcours, Kenny aura servi d’épreuve baromètre au joueur et à une Clémentine qui en grandissant fait elle aussi l’expérience des choix et de l’altérité. Une manière de boucler la boucle avant de la relancer, mais au prix d’un cheminement brouillon auquel il a manqué le vertige, la lucidité et surtout le talent des chefs d’oeuvre.