Cinéma ou jeu vidéo ? Sony n’a jamais tranché, et s’est payé les deux. Liquidant progressivement ses activités dans l’électronique, le géant japonais pourrait bien, un jour, n’être plus qu’un géant de l’entertainment. Cinéma et jeu vidéo, donc, et pourquoi pas les deux en même temps, ensemble, ou plutôt le deuxième fusionné avec le premier ? Ce vieux rêve d’un jeu vidéo cinématique, Sony en a fait l’un de ses piliers depuis la PlayStation 1, et n’a cessé depuis, de consoles en jeux, d’un gap technologique à l’autre, d’affiner l’expérience – ou plutôt, de brouiller les frontières. Pendant qu’Hollywood ne sait plus très bien où il en est entre cinéma et dessin animé, le jeu vidéo court après l’illusion de l’enregistrement, et Sony est son plus grand promoteur. Poursuivant le travail accompli par Naughty Dog sur Uncharted, Ready at Dawn (jusqu’ici petite main pour le japonais sur des projets soignés mais sans éclat comme deux God of War PSP), sort The Order -1886, jeu vitrine, ou bien miroir (?), d’une PS4 à laquelle il manque encore, peut-être, un titre emblématique de la philosophie maison.
Piloté par le charismatique Ru Weerasuriya (directeur artistique, scénariste et CEO), The Order a tout pour se faire railler et provoquer le ricanement du Youtuber. TPS à QTE reprenant l’héritage d’Uncharted sans à première vue l’optimiser, le jeu semble cumuler les tares. Moins par son gameplay, un peu faiblard (du cover shooter générique avec quelques moments forts), qu’un game design qui laisse pantois devant le peu d’interactions proposées avec les environnements : quelques documents à consulter, des audiologs à récupérer, sans incidences sur le jeu, et ajoutés là comme si, à un stade du développement, le studio s’était dit : « oui, c’est joli, mais c’est vide ». Et c’est sans doute le malentendu qu’il faut immédiatement évacuer. The Order n’est pas un jeu de game designer, mais de directeur créatif. Dès ses balbutiements, déjà, le studio et Sony promettaient une ambiance, steampunk, qui sur les traces du Sherlock Holmes de Guy Ritchie, allait pousser le détail à un degré de sophistication inédit. La promesse est tenue, le jeu est d’une beauté sidérante quand il donne vie aux flammes mouvantes d’une lampe à huile, au dépoli d’une fenêtre éclairée par la pénombre d’un ciel gris, aux ruelles sales de Whitechapel où rodent et se confrontent Jack l’éventreur, vampires, rebelles et soldats d’une unité spéciale auquel le jeu donne son nom. Comics interactif, film-jeu, The Order est entier voué à son atmosphère, faire de sa mythologie sa signature, travailler sa mise en scène pour flouter plus encore les frontières, et c’est sans doute par là qu’il faut commencer.
The Order tient à la fois du pilote, par sa volonté de poser les fondations d’un univers, d’un héros, de personnages, et d’un projet plus radical qu’il n’en a l’air. En suivant les pas d’Uncharted, il suit aussi ceux de Tomb Raider, imposant plus que de nouvelles figures, mais des acteurs. On peut parler de casting, de gueules, d’interprétation (il ne s’agit plus de doublage puisque les comédiens jouent ce qu’ils sont dans le jeu), comme on pouvait le faire pour les expérimentations hybrides de Zemeckis ou Spielberg sur Tintin. Quelque chose du jeu vidéo s’efface, quelque chose d’un cinéma transformé et mutant entre en scène ; tente en tout cas d’accélérer le processus afin d’atteindre cet idéal du jeu d’action mimant le plan séquence du cinéma. C’est là où le jeu marque aussi sa différence avec Uncharted, modèle pourtant du blockbuster cinématique empruntant toute la grammaire spielbergienne. Si The Order n’a pas la physique qu’on pouvait espérer de lui (ce qui réduit la fluidité des combats), son souci néanmoins des corps, de leur présence dans l’espace, et donc la place qu’ils tiennent dans le cadre via la caméra, atteint ici un stade inédit et qui se distingue du travail de Naughty Dog. Bien qu’à moitié réussie car encore brouillonne, la tentative de Ru Weerasuriya consiste à reprendre les fondements du genre là où Shinji Mikami les avait rebooté sur Resident Evil 4 (la caméra épaule), pour accentuer la proximité, et donc le réalisme. Tout est dans les proportions, les échelles, la profondeur de champ et le détail, de la moindre chose, du relief d’une arme, d’une émotion sur le visage d’un personnage, d’un impact de balle faisant voler en éclats un bout de décor, d’un tir qui fuse en laissant une traînée de fumée. Etre plus proche de l’action, plus proche des corps, c’est être aussi curieusement plus proche de l’intrigue et sa scène. C’est être dans l’instant pas seulement du jeu, ses mécanismes, que le jeu avec cette surcouche de réalisme cinématographique, cette illusion de la caméra (également imitée par des effets d’objectif) derrière laquelle court le jeu vidéo. L’immersion est une question de présence plus que de regard, c’est là où on se situe dans le champ, comment on accompagne et montre les choses.
Le contenu famélique du titre (pas de mode alternatif, zéro invitation à relancer l’aventure une fois bouclée), va dans le même sens : The Order liquide à peu près tout ce qui renverrait à un jeu (aucun objet à posséder, aucune option à paramétrer, progression ultra linéaire). Il le snobe avec un panache presque salutaire, ou bien suicidaire. Sa concession aux audiologs ou aux journaux et photos à consulter masque à peine cette volonté de radicaliser l’expérience. Rien ne doit dépasser, parasiter, ou distraire du film-jeu, de sa prétention narrative, même si l’intrigue, entre conspiration, société secrète et uchronie, n’en mène finalement pas très large – le dénouement, expédié, nécessite même d’employer le vocabulaire du cinéma, pour dire qu’il manque d’intensité, et qu’il rate le déploiement de tous les enjeux posés précédemment par le récit. Pourtant, bien que le jeu soit bancal et encore mal assuré avec son format (le rythme est en revanche impeccable), on reste assez admiratif de Ready at Dawn. De sa fidélité à une vision qui, à mi-chemin de Naughty Dog et Quantic Dream (Beyond, autre production Sony), n’a pas voulu être moins cohérente pour caresser le joueur dans le sens du poil. The Order prend le pari de décevoir, il a l’audace de se poser comme un premier épisode rêvant d’être l’étrier pour un feuilleton de série B gonflé au AAA. Et c’est déjà pas si mal.