Dans un monde de genres et de catégories, la meilleure chose qui puisse arriver à un développeur est d’établir un standard. Le jeu vidéo a ses monarques dont le règne ne dure qu’un temps : tôt ou tard arrive le moment où un suzerain parvient à les détrôner. A ceux qui s’interrogent encore sur l’étrange phénomène qui accompagne la sortie d’un Zelda -premières images, bruissement du Net, premier trailer, véritable lame de fond-, il convient de rappeler la singularité d’une série qui, depuis vingt ans, n’a de compte à rendre qu’à elle-même. Link est seul en son royaume, vaste continent où peu osent encore s’aventurer. Et qu’ils décident de porter sa traîne (Golden axe warrior, Neutopia, Alundra) ou de faire sécession (Ico, Shadow of the colossus), son trône demeure indisputé. Assister au lancement d’un titre de cette envergure, c’est donc s’adonner au plus beau des rituels, scruter le ciel dans l’attente d’une comète dont chaque visite réserve quelques surprises.
On attendait beaucoup d’Eiji Aonuma après le séisme Majora’s mask, jeu maudit et perdant magnifique, labyrinthe temporel à la structure vertigineuse. Là, on pouvait entrevoir un Zelda où le développement des personnages prenait le pas sur l’enchaînement de donjons, un jeu dont certains palais (la forteresse des pirates, le château d’Ikana) s’intégraient parfaitement à la narration pour donner l’impression d’un univers vivant et plein. Après s’être abîmé dans la controverse The Wind waker, titre somptueux mais inabouti, Aonuma part aujourd’hui à la reconquête d’un public dévoué et peut-être trop frileux pour subir à nouveau un tel chambardement. Laissant derrière lui ses audaces narratives, il s’emploie donc à suivre les traces des Zelda de Miyamoto. En s’accaparant la structure balisée d’Ocarina of time, il multiplie les morceaux de bravoures dans un grand ride de cinquantes heures, un enchaînement vertigineux de trouvailles et de citations, d’emprunts à la concurrence et d’étranges parodies, où se bousculent western et heroic fantasy, nécropoles et manoirs étranges. Les vingts premières heures de Twilight princess, riches en rebondissement, donnent ainsi l’impression d’un toboggan sans fin où le joueur malmené n’a pas le temps de reprendre son souffle. Chaque nouvelle capacité est immédiatement mise à contribution dans le cadre d’un mini-jeu ou d’une courte séquence scénaristique tandis que les loquets de la plaine d’Hyrule sautent l’un après l’autre, dévoilant un espace de jeu gigantesque.
Ce rythme tonitruant est à la fois la force et la faiblesse d’un titre au découpage très travaillé. Privilégiant comme rarement le confort du joueur, Twilight princess intègre un système de téléporteurs très efficace qui affaiblit considérablement l’importance d’Epona. Les belles cavalcades deviennent alors un plaisir d’esthète, que l’on s’offre comme une respiration pour oublier quelques temps la charge de l’aventure. Et s’il arrive qu’une chevauchée soit nécessaire dans le cadre de la progression, son utilisation semble presque forcée, comme si les développeurs tentaient d’excuser l’utilité relative de la monture. C’est là le seul véritable échec de Twilight princess : un overworld à la conception trop visible, où l’on n’a guère loisir de se perdre et où l’on sait, à chaque instant, ce que le jeu attend de nous. Dans cette aventure où tout va trop vite, et où la prochaine destination est toujours indiquée explicitement sur la carte, les PNJ perdent leur épaisseur pour devenir de simples éléments fonctionnels, checkpoints transparents sur la route du prochain donjon. On rétorquera que ça a toujours été le cas, mais jamais l’univers d’un grand Zelda n’avait à ce point paru étouffé par le déroulement de l’aventure.
Car en dépit de ces remontrances, Twilight princess est indéniablement un grand Zelda. Laissez passer les premières impressions de redite : des nombreux donjons qui peuplent cet épisode, trois, au moins, parviennent à tutoyer les réussites bouleversantes du Temple de la forêt (Ocarina of time) ou de la Forteresse de pierre (Majora’s mask). On s’abandonnera donc avec délice au déchiffrage patient des cartes, scrutant chaque salle en quête d’un indice visuel qui nous permettrait d’avancer. Comme son scénario partagé entre un monde de ténèbres et de lumière, la structure de Zelda joue sur une perpétuelle ambivalence : un overworld où l’on progresse sans réelle résistance auquel s’opposent les savoureux casse-têtes de ces architectures colossales. Et qu’importe si leur conception s’essouffle vers la fin de l’aventure ; chaque nouveau donjon recèle au moins une source d’émerveillement, qu’il s’agisse d’un objet inédit, d’un boss ingénieux ou d’une thématique nouvelle. En l’état, ce nouvel épisode ne fait que renforcer une conviction vieille de vingt ans : les donjons d’un Zelda sont les plus envoûtants problèmes de logique que le jeu vidéo ait à offrir.
En tendant la main vers son public, Twilight princess s’est engagé dans un dialogue compliqué avec son histoire. Zelda fait ses gammes, Zelda soliloque : encyclopédique, puisant ses obsessions et ses idées chez ses prédécesseurs, cet épisode est en quelque sorte condamné à la réussite. C’est une étoile effondrée sur elle-même, un trou noir dont la lumière ne peut plus s’échapper. On peut cartographier les influences et les citations qui le parcourent sans pour autant épingler un nom à cette réussite. A consulter les entretiens-fleuves commandités par Satoru Iwata pour préparer l’arrivée de la Wii, on prend conscience du nombre de petites mains nécessaires à la conception d’une oeuvre si généreuse. Et comme dans un intrigant jeu de piste, on se pique à chercher la reine de la ruche. Qu’Eiji Aonuma ait pris les rênes de la série n’est un secret pour personne, mais a-t-il d’autre rôle que celui de superviseur dans cette production pharaonique ? A-t-il encore son mot à dire, épaulé par sa cohorte de designers, soumis à l’influence omniprésente de Shigeru Miyamoto ? Chef-d’orchestre d’une oeuvre qui le dépasse, il offre une nouvelle variation au canon historique de la saga. Pas un jeu d’auteur, pas un Majora bis. Juste un homme, lancé dans une entreprise un peu vaine et pourtant courageuse, une quête insensée de la perfection. Il est le capitaine Achab, arc-bouté à la proue du Pequod, scrutant patiemment une mer immobile. Et puis, doucement, les flots s’agitent.