Phénomène propre au jeu vidéo, le ghost se divise en deux écoles. Celle de la compétition, popularisée par le jeu de course, qui se manifeste par l’enveloppe, transparente et dédoublée, d’un record (concurrent ou personnel) à battre. Et celle, plus rare et plus tardive, de la coopération tactique, qui fait du ghost un appui, aussi volatile que providentielle. S’il n’est pas le premier à conceptualiser ce théorème (certains shmups, comme Zeit², lui ont ouvert la voie), Super Time Force est sans doute le premier à en faire un gameplay à part. En apparence, un run n’gun, déluré et pixel-art, au déroulé classique mais au scénario intrigant : un commando d’experts en voyage temporel est envoyé à diverses époques historiques pour colmater les failles d’un paradoxe spatio-temporel susceptible de désintégrer la Terre. A partir de ce canevas déjà bien balisé par le cinéma ou la série TV, Capybara Games revisite le shooter 2D de la manière qu’il l’avait fait pour Of Sword and Sorcery et le jeu d’aventure : entre esprit de synthèse et rupture conceptuelle. Il y a, de prime abord, une volonté du studio de recycler un decorum geek : un niveau en hommage à Jurassic Park, un autre à Mad Max, des références à Contra, Probotector, Golden Axe et bien d’autres. Efficace, quoiqu’un peu trop systématisée, cet étalage de références sert avant tout à faire passer la pilule de complexité de son gameplay. Soit permettre, à tout moment de l’action (si l’on meurt, par exemple), de rembobiner le temps au moment T de son choix, afin de changer de personnage (chacun ayant son style de combat), et de bénéficier du ou des ghost de parties antérieurs, qui continuent leur action dans le même espace-temps, comme si les deux dimensions avaient fusionné. Astuce qui permet ainsi de grappiller sur le chrono limité par la mission, et de décupler sa force de frappe, par une multiplication à foison de clones temporels.
Il y a deux langages qui gravitent au sein de Super Time Force : celui de l’arcade, dont la grammaire s’exprime par une obsession de fluidité et de challenge continu, et celui de l’innovation indé, curieuse de détourner un gameplay établi en triturant son potentiel métaphysique. Le concept, casse gueule car susceptible de transformer l’écran en tambouille inter-dimensionnelle, y est miraculeusement limpide : il ne faut que quelques parties pour assimiler les subtilités du rembobinage et dompter sereinement le foutoir visuel du manic shooter. Là où Capybara marque un point, c’est dans son apprentissage patient à échafauder une collaboration tactique entre soi et soi-même (les doubles du passé). Celle-ci passe certes par une certaine abnégation, avec force réajustements et morts stupides pour y parvenir. Mais une fois maîtrisé, le die & retry devient alors une chorégraphie en continu, qui défie avec classe les lois du temps et du game over. Chaque fantôme est autant la manifestation d’un échec que d’un sacrifice utile, dont l’amoncellement devient garant de réussite, et preuve kaléidoscopique d’un dépassement individuel. Si l’exercice manque parfois d’âme et d’endurance pour qu’on crie au chef d’œuvre de l’arcade, il a ce mérite de créer une race unique de shooter, autant multijoueur que solitaire, où chaque morceau de bravoure devient l’incarnation d’un karma personnel en mouvement, hanté par les bonnes et mauvais actions de nos vies antérieures. On ne pouvait rêver meilleure mission pour un fantôme.