Six ans auront été nécessaires pour que le mètre étalon du MMORPG sente son hégémonie s’effriter. Chantier herculéen aux airs d’arlésienne, l’offensive de Star wars sur les terres de World of Warcraft était pourtant logique : au fond, n’est-elle pas une preuve de parachèvement identitaire ? Quelle meilleure preuve d’aboutissement pour un univers fictif à la densité aussi encyclopédique que sa métamorphose en MMO ? La tentative originelle de Star wars galaxies il y a dix ans, même si trop brouillonne, inaugurait déjà ce fantasme à s’ériger en double virtuel, autonome et modulable aux désirs de ses adeptes.
Y aura-t-il un TOR comme il y eut un WOW ? La réussite fulgurante, même si prévisible, du titre (presque 2 millions d’abonnés en un mois) abonde dans ce sens, attestant surtout d’une réalité critique pour Blizzard : la migration des anciens adeptes de WOW vers une nouvelle chapelle. Raison évidente de l’exode : la copie, mimétique, de la bible Blizzard. Interface, combats, expérience et looting, communications et échanges communautaires, tout semble être passé au clonage, assurant un double filon pour son éditeur : adapter les hardcore gamers de WOW en mal de renouvellement et ouvrir le MMORPG aux fans de la saga de Lucas.
En plus de moyens dantesques, The Old republic prophétisait sa rupture du genre par son mode narratif inédit. 4 classes et deux camps (République et Empire), soit un choix entre 8 scénarios indépendants, s’étalant sur une cinquantaine d’heure (en ligne droite). L’embauche de Bioware, nouvelle donne du RPG occidental – ayant déjà fait ses classes grâce à une réappropriation idoine de la saga avec Knights of the old republic – devançait la gageure d’un calcul stratégique imparable. En écartant l’éternelle course au leveling pour cette forme bâtarde d’aventure scénarisée en milieu communautaire, Bioware obéissait à l’héritage de sa maison-mère, tout en risquant très gros : pourquoi jouer en ligne si la majorité du jeu équivaut à une campagne solo ?
Une fois de plus, cette foison narrative ne fera pas mentir la renommée de Bioware, qui sait, ménager mieux que quiconque progression intimiste et contexte épique. La quantité industrielle d’instances narratives et de cinématiques se greffe non seulement au manichéisme lucasien, mais lui apporte même des nuances plus troubles que prévu. Ainsi, les raids à plusieurs justifient à eux seuls l’intérêt du jeu en ligne. Qu’il s’agisse des phases de dialogue groupées, où chaque choix moral est soumis au vote (le hasard déterminant leur issue) ou des tactiques de combats, le jeu devient scénario écrit à plusieurs, miroir d’attitudes ludiques de chacun face à l’oeuvre culte.
Au-delà de ces quelques moments de grâce commune, The Old republic fait peu d’effort pour occulter sa tromperie de jeu emprunté. La question de la critique d’un MMO reste certes ambivalente : devant une densité abyssale et un potentiel à évoluer sur le long terme, difficiles à cerner en un seul mois de jeu. Quand bien même, si certaines innovations majeures viennent marquer certains passages de niveau (avoir son vaisseau pour voyager sur d’autres planètes, etc.), le jeu perd vite son souffle. Sa solidité narrative ne sera jamais assez prégnante pour masquer les éternels défauts du genre : une fausse complexité de son système de combats (jetés de dés et martelage rythmique de compétence), une absence d’alternatives conceptuelles (quelques missions en vaisseaux, sous forme de rail-shooter), et surtout une tyrannie de la quantité chronophage. Car si The Old republic est immense, il tient à le faire savoir, en ritualisant une obligation de parcourir des espaces absurdement immenses (et souvent sans âme), mais idéals pour gonfler une durée de vie. La richesse d’un RPG doit-elle se vivre au ressenti tangible de l’errance et du temps ? Si celle-ci se marque par un sentiment d’ivresse devant une profusion de choix (comme pour Skyrim) sans doute, ce qui ne semble jamais le cas ici. D’où le questionnement inévitable durant ces interminables phases de déplacement : pourquoi se jeter à corps perdu dans un jeu comme The Old republic ? Pour son attrait communautaire ? Tout MMO vise en effet à raviver le passé des jeux de rôles entre potes, réveiller le souvenir de sociabilité des jeux de plateau dans d’obscurs magasins de modélisme, où chaque partie devenait le théâtre de coopération, conflit et mise en scène de soi. Certes, l’univers de Star wars, macrocosme traversé de conflits sociopolitiques et raciaux, appelle souvent à un dialogue passionné entre joueurs, qui voient dans ce jeu coopératif le portail ouvert (et peu censuré) à tous les débats sociétaux via chat public, faisant de celui-ci l’outil parfait pour sociologues (les débats actuels sur les différences qualitatives de civilisations n’auront d’ailleurs jamais trouvé forum plus actif).
Mais son échec (inconscient) reste tristement son parti pris de ballotter le joueur entre aventure solitaire et missions coopératives, créant parfois ses propres paradoxes. Voir ces moments insupportables où, quand plusieurs joueurs au même endroit doivent faire la queue pour un objectif similaire, dans l’attente contrainte d’un respawn d’ennemi ou de mécanisme à enclencher, le jeu n’est jamais loin de se prendre les pieds dans son propre tapis. Dans ces instants intenses de malaise, The Old republic réussit même à se faire le révélateur critique de son propre genre : la coopération totale est au mieux un leurre, au pire une plaie. Bien que séduisante, la révolution annoncée du MMO n’est pas prête d’avoir lieu, dans cette galaxie lointaine comme dans la nôtre.