L’atmosphère crasseuse des salles d’arcade nous manque. L’odeur du tabac et du métal des monnayeurs. Le toucher du stick et des boutons made by Sanwa. Le bruit assourdissant des bornes et sa petite musique concrète. Puis la foule, la faune, le passage, le regard des autres derrière soi. L’écran partagé. On ne joue jamais complètement pour soi en arcade, mais en assurant aussi le spectacle. Il faut divertir un public qui juge, et parfois sévèrement. Cette médiation sociale et du regard que le jeu vidéo a perdue en se retranchant dans nos salons, était aussi la source du challenge que représentait un jeu comme Shinobi. Personne n’a oublié le titre mythique des années 80 de Sega. Il est la quintessence de son époque, le meilleur de cette ère post pop, quand Japon et Etats-Unis s’accouplaient sauvagement pour accoucher d’une culture bâtarde fascinante mais qui ne respectait rien de l’autre. Un ninja combattant un hélicoptère de l’armée US ? Pourquoi pas. Tout devenait alors possible, furieusement métissé et séduisant parce que génialement impur. C’était l’époque de Michael Dudikoff et d’American Ninja. Des premières aventures exotiques de Jean-Claude Van Damme. De Rambo rempilant pour un Vietnam de comics avec Chuck Norris. De Hong Kong et son âge d’or passionnant. Le Japon rêvait d’Amérique en affirmant son identité et inversement. Il créait sa culture hybride, étonnante, futuriste, qui pour toujours restera un moment clé de notre rapport aux images.
La longue histoire de Shinobi est pavée de suites, de spin off maître chien et d’embûches techniques, mais jamais aucun jeu n’a retrouvé la sève de sa mouture initiale. Cette fluidité et maîtrise parfaite du run’n shuriken, inspiré par le légendaire Contra et le génial Rolling thunder. Ce gameplay souple et méticuleux qui, à l’apprentissage des patterns, offrait une marge de liberté au joueur afin qu’il développe son propre style. Comme les plus grands jeux d’arcade a priori si fermés, il n’y a pas qu’une manière de jouer à Shinobi, mais plusieurs. Cette virtuosité là, si symptomatique des meilleurs jeux 2D à la difficulté impardonnable, le Shinobi de Griptonite Games en ressuscite l’essence. Suivant la voie de son aîné, ce nouvel épisode old school reprend tout ce qui a forgé la légende du jeu avec son mélange de tir et plateforme en 2D. Pas puriste pour autant, il regarde ailleurs et pense aussi à Ninja gaiden en ajoutant combo, parade, glissade, emploi plus soutenu du sabre et saut mural. Avec ce gameplay étoffé, le jeu se veut plus varié sans pour autant se disperser. Il reste surtout incroyablement exigeant, précis, invitant comme aucun épisode à davantage de style par la grâce des enchaînements et le challenge du score. Véritable version pour esthète, ce Shinobi marque un retour fier et sans compromis d’un genre à son meilleur niveau.
Mondialisation oblige, en ressuscitant sur 3DS, Shinobi a aussi changé de nationalité et d’allure. Archi colorée, limite flashy, il faut se plier à l’évidence, la direction artistique du studio américain frôle le mauvais goût. Dans un style estampe de restaurant californien cheap, le jeu de Griptonite baigne dans un folklore japonisant au trait clinquant. La tentative d’utiliser les aplats et ombres de l’animation nippone est sympathique, mais le résultat souvent douteux et approximatif. Il y a pourtant une certaine cohérence à cette esthétique. Dès le premier jeu, Shinobi utilisaient les références américaines pour les plonger dans un environnement japonais. Cet universalisme pop, assez banal mais concordant avec son époque, est le même aujourd’hui. Sauf qu’en traversant le pacifique et le temps, l’emboîtement inversé des images n’a pas moins de sens qu’il a perdu en possibilités. C’est que l’exotisme années 80 que le jeu voudrait ressusciter n’invite pas au désir du métissage. Il est sans charme, trop mal maquillé pour plaire et ouvrir à des mutations. Rien qui n’empêche au jeu de toucher à l’excellence par la seule force de son gameplay, impeccable et raffiné. Mais ses airs de vulgaire carte postale coloriée à l’Aérographe gâchent un peu la fête. Normal alors que désormais Shinobi se joue seul, dans son coin sur une console portable, sans spectateur autour. A l’image d’une arcade éteinte en Occident, il n’y a plus de lieu de rencontre pour que coïncide son esthétique de la séduction et une époque où le jeu vidéo se pratiquait dans un espace public. Mais ce n’est sans doute pas bien grave, on tourne la page.