Chro_Depuis 13 ans, votre série Sherlock Holmes aux racines point and click a évolué en un genre propre qu’Olga Ryzhko, la productrice, appelle simplement « jeu d’enquête » – et dont le parachèvement semble être ce Crimes and Punishments.
Wael Amr_Entre 2002 et 2004, nous avons fait des jeux d’aventure qui correspondaient aux canons du gameplay d’aventure : puzzles d’inventaire, énigmes dialoguées, modes de déplacement à la souris, etc. Dès 2005, nous sommes passés à la 3D et avons depuis évolué vers plus de qualité, plus d’immersion. Chaque jeu était une aventure/enquête unique dans laquelle nous n’étions pas totalement Sherlock Holmes ; nous le suivions. Cela laissait une certaine liberté scénaristique ainsi que la possibilité de créer des événements inattendus pour le joueur. Mais une certaine frustration s’en dégageait car le joueur, bien que très attaché à Holmes, voyait une part du mystère lui échapper.
Après Le Testament de Sherlock Holmes, nous avons souhaité faire un jeu où nous serions – enfin – Sherlock Holmes. Simultanément, nous avons changé de technologie et sommes passés sur Unreal Engine 3, afin de développer en interne les versions consoles. En plus d’améliorer les graphismes (les lieux, les animations, les personnages) et de développer sur 5 plateformes en interne (PS4, PS3, Xbox One, Xbox 360, PC), nous avons repensé toutes nos mécaniques de jeu en nous positionnant du point de vue de l’enquêteur de Baker Street : en nous appropriant ses méthodes (observation, déduction, conclusion), en développant des dons (attention aux détails anodins, imagination), et en cherchant comment les traduire en termes de jeu. Il ne reste pas grand-chose du gameplay d’aventure classique au terme de ce travail, et je ne crois pas que ce soit un mal. Les mécaniques sont là pour servir le jeu, dans un contexte narratif, à l’inverse des jeux d’action.
Le design est influencé par le jeu d’aventure classique dans sa façon d’organiser une géographie des lieux, d’inciter à étudier l’environnement. Est-ce que des jeux modernes, comme L.A. Noire, vous ont également servi de points de comparaison ?
Pour le bien de l’enquête, les environnements se doivent d’être soignés et cohérents : le joueur doit être en mesure de comprendre et d’anticiper les développements. La technologie Unreal permet des graphismes très détaillés et très beaux, ce qui sert l’immersion, même si nous ne sommes pas un jeu au budget AAA. De plus, l’époque victorienne véhicule des ambiances très stylées ainsi que des contrastes de lieux tout en conservant une patine bien particulière. On passe d’un hall luxueux de la haute aristocratie londonienne au plus infâme bouge des bas-quartiers. Une attention particulière a été portée aux éclairages, en nous inspirant de tableaux : comme ceux de Jean-Léon Gérôme, par exemple.
Ainsi, Crimes and Punishments a bien en commun avec les jeux d’aventure de la décennie précédente le fait que les décors font partie des mécaniques de jeu. Ils sont donc plus mis en valeur par l’attention qu’on leur porte. Cependant la comparaison s’arrête là : Crimes and Punishments se mesure aussi aux dialogues des jeux de rôle les plus modernes ou au rythme de certains jeux d’action lors de quelques phases particulières.
Quant à L.A. Noire, il s’agit d’un jeu majeur car c’est un titre au budget hors-norme qui a pris le risque de mettre la narration en son centre, ce qui est encore assez rare. Je crois pourtant que cela arrivera de plus en plus. Crimes and Punishments prouve, je l’espère, que la créativité et l’inventivité ne sont pas qu’une affaire d’argent.
Comment avez-vous élaboré le dosage entre des enquêtes fluides, très écrites, et une grande liberté donnée au joueur pour déterminer leur résolution ?
Il était très important de pousser la logique du jeu d’enquête à son paroxysme, c’est-à-dire de pouvoir déterminer un coupable et de choisir de l’absoudre ou de le faire condamner. La possibilité de désigner le coupable implique aussi de pouvoir se tromper en condamnant un innocent. Puisqu’il y a toujours plusieurs suspects, il faut récolter des informations sur chacun d’entre eux. Et puisqu’il y a nombre d’informations, il y a la possibilité de ne pas en trouver certaines ou de mal les interpréter.
Cette mécanique de réflexion, d’interprétation et même parfois d’introspection, accompagne le joueur tout au long, mais sans empêcher la narration : cela l’enrichit. Petit à petit, le joueur valide ses interprétations, les lie entre-elles et construit son schéma logique. La narration vient troubler ou conforter ses intuitions. Et pour donner un niveau d’implication supplémentaire, je souhaitais que le joueur soit forcé de se poser un moment avant de prendre sa décision finale et d’en mesurer les conséquences à travers un choix moral. Le verdict de fin de chaque enquête n’est pas une interaction homme-jeu, elle est intérieure, humaine.
Justement, le jeu semble être une collaboration permanente entre Holmes et le joueur. Au niveau de l’écriture, comment cultivez-vous ce dialogue ?
Il y a un paradoxe à proposer que le joueur puisse se tromper tout en incarnant le personnage de Sherlock Holmes, qui est plus proche du super héros infaillible que du détective lambda. Cependant, nous avons trouvé un compromis, en permettant au joueur de chercher des indices (et donc de pouvoir en occulter certains) et de pouvoir les interpréter (donc se tromper dans les faits). Pour que tout roule, tous les choix sont parfaitement justifiés. Chaque enquête a été écrite comme plusieurs enquêtes séparées aux dénouements logiques.
C’est assez drôle de voir Sherlock Holmes affirmer des choses complètement fausses avec une assurance parfaite, dans cette belle langue anglaise de l’époque, et réaliser que son entourage (Watson, Lestrade) s’y plie sans contestation. L’autorité de Holmes n’est guère contestée ni « questionnable » ! Cela permet au joueur de « survivre » à l’échec lors d’une enquête : une mauvaise conclusion ne vous amène pas à recommencer et ne vous entrave pas pour la suite du jeu.
Crimes and Punishments regroupe six enquêtes séparées. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas suivre la tendance actuelle de la distribution en format épisodique ?
Le cœur de notre jeu étant la liberté de choix, une seule grande enquête avec un seul coupable à choisir après 15 heures de jeu n’aurait pas beaucoup de sens. C’est lourd narrativement, et cela a peu d’intérêt en termes de liberté et donc de gameplay. En revanche, une succession de courtes enquêtes bien intrigantes, aux fins multiples, ouvre un espace de jeu idéal. Chaque « cas » comporte des moments forts (retournement de situation, déductions, accusations et choix moraux) – et dure entre 2 et 4 heures. Ainsi, le joueur est rapidement amené à choisir des coupables. Mais vous êtes Sherlock Holmes et naturellement, il y a toujours un enjeu qui sous-tend tous les autres. Le jeu conserve donc une trame scénaristique globale, avec une progression et une cohérence entre les cas. Le business model de l’épisodique n’a rien à voir avec notre choix, il faut se méfier des apparences !
Le générique de fin est très étonnant : vous n’y figurez que les noms des membres de l’équipe, sans préciser leurs fonctions. Est-ce une marque de la philosophie du studio ?
Effectivement, il n’y a ni crédits ni hiérarchie, car cela aurait tendance à invalider le concept d’œuvre commune et à induire des « mérites » différents à chacun. Le but de notre travail, ce n’est pas les petites fiertés personnelles, mais bien un objet artistique commun dont chacun porte la responsabilité. C’est la définition d’une équipe, qui travaille ensemble vers un résultat commun.
Pourtant, il semble y avoir des postes bien définis au sein de Frogwares. Les auteurs, notamment (qui ont à la fois adapté des nouvelles de Conan Doyle et créé des scénarios originaux pour ce jeu_NDR), doivent occuper une place prépondérante.
Cela fait 13 ans que nous travaillons avec Sherlock, mais écrire une bonne histoire de détective reste une chose compliquée, même avec de l’expérience. Nous avons un pool d’auteurs en charge des pitchs, puis nous travaillons en commun pour affiner les histoires. Au final, les scénarios sont souvent le fruit du travail et de la critique d’une bonne demi-douzaine de personnes !
Le jeu est interdit en Russie. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Il n’y a plus qu’un seul éditeur de jeux viable en Russie, qui s’appelle 1C. Or, pour vendre un jeu en retail, vous devez avoir un éditeur local. Un contrat a donc été signé avec cet éditeur pour Sherlock Holmes: Crimes and Punishments.
Notre studio est à Kiev et nous avons vécu le soulèvement ukrainien de très près, depuis novembre 2013, pour nombre d’entre nous. Les médias ont rapporté les images terribles de l’Euromaïdan ; sur place, le traumatisme a été très fort. Après ces événements tragiques, nous avons décidé de rendre hommage à la « centurie céleste », ces 98 manifestants qui ont été tués à Maïdan entre janvier et février 2014, en leur dédiant le jeu.
En avril 2014, après un vote en interne, nous avons inséré un écran de dédicace en introduction du jeu. Quand l’éditeur russe a vu cet écran, en juillet 2014, il nous a été demandé de le supprimer. Nous avons refusé. L’éditeur a donc annulé le contrat sans autre explication. Cependant, nous avons tenu à préparer une version russe du jeu. Crimes and Punishments sera en vente en téléchargement en langue russe. C’est une forme de censure, subie ou souhaitée par l’éditeur russe. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas d’animosité à leur endroit.