Celui-là, on a bien crû qu’on ne le verrait jamais débarquer sur une Dreamcast euro… Annulé aux Etats-Unis au profit d’une version X-Box qui ne verra pas le jour avant fin 2002, Shenmue II semblait perdu d’avance pour la console qui l’a vu naître. Parce que flop monumental au Japon et déclin irrémédiable de l’infortunée 128bits de Sega. Triste sort pour une saga expérimentale, anti-commerciale, certes. Mais qui révolutionne indubitablement l’histoire des jeux vidéo. Une saga qui, dès le premier épisode, posait les jalons de ce que devrait être n’importe quel jeu estampillé « nextgen » en pleine période de recyclage-lifting des vieux concepts 32bits. Et pourtant, on n’avait encore rien vu…
Shenmue premier du nom n’était qu’un prologue, un avant-goût, un apéritif livré tronqué pour faire patienter ceux qui attendaient le Saint-Graal de la Dreamcast. Plus vaste, plus consistant, plus beau, Shenmue II donne la pleine mesure du génie de Yu Suzuki. On perd un peu l’aspect « proximiteux » et quotidien du premier épisode, on compense par l’exotisme, la variété et par une avancée significative dans la compréhension de l’intrigue. Sans perdre une miette de l’enivrante sensation de liberté qui a beaucoup œuvré pour la mythification de la série : Shenmue est un jeu d’aventure, linéaire et rigide, mais le gameplay s’étire bien au-delà de ce carcan dirigiste. Il faut en effet un état d’esprit bien particulier pour apprécier le chef-d’oeuvre de Yu Suzuki à sa juste valeur : une attirance pour l’Asie, cela va sans dire, et un penchant pour la contemplation. L’intérêt de Shenmue se situe précisément là où il n’y en a aucun : déambuler dans les rues de deux cités chinoises et sur les sentiers d’une chaîne de montagnes paradisiaques, en découvrir les moindres recoins, discuter avec les passants. Sans parler de ces nombreux mini-jeux et mini-quêtes qui enrichissent considérablement le gameplay, des petits boulots aux distractions aussi digressives et vaines que toxicogènes –fléchettes, bornes d’arcade, collection de figurines, streetfights, etc.
Bien plus qu’un créateur de jeu, Yu Suzuki serait donc comme le pendant game-guru d’un Mamoru Oshii (Avalon), un créateur d’univers urbains pan-asiatiques, des plus crédibles -la petite banlieue nippone de Yokosuke et son équivalent hong-kongais, Wan Chai- aux plus fantaisistes -Kowloon, conglomérat d’une dizaine de buildings vertigineux perdus au beau milieu de la campagne chinoise. Finalement, le but premier de Shenmue, c’est d’appréhender les structures des villes que visite Ryo Hazuki, ce qui devient de moins en moins évident au fur et à mesure que la complexité de leur architecture s’accroît. Même si l’action s’intensifie nettement dans ce deuxième opus -plus de Quick Time Events, plus de combats-, jusqu’à atteindre certains sommets des blockbusters hollywoodiens (cf. cette passionnante course-poursuite dans un building digne d’un Die hard des familles), Suzuki n’oublie jamais le côté Guide du routard de la saga. Il fallait oser conclure un jeu sur une balade en montagne que certains assimileront sans doute comme un monument de chiantitude au cours duquel Ryo discute de la vie, des fleurs, des arbres avec la lolita campagnarde Shenhua. Shenmue est avant tout une ode à l’ennui et à la flânerie. Sans perdre son âme, ce deuxième volet parvient à rendre l’expérience encore plus riche, haletante et novatrice sur une console soi-disant obsolète qui pousse l’insolence jusqu’à ré-inventer le jeu vidéo au nez et à la barbe de plates-formes mieux installées. Malgré sa durée de vie plus que conséquente, finir Shenmue II est donc un véritable arrache-coeur. L’attente jusqu’au troisième épisode risque de paraître interminable…