C’est le « Graal » de la DreamCast, attendu comme le messie. Shenmue aurait dû susciter un consensus sans précédent, être déclaré jeu de l’année, de la décennie (du siècle ?). Pourtant, dès sa sortie, il a déclenché une petite bataille d’Hernani, entre les sceptiques, qui doutaient de son réel potentiel ludique et qui n’y voyaient qu’un long tunnel d’ennui, et ceux qui criaient au génie. Autant vous prévenir tout de suite : on se range définitivement du côté de la seconde catégorie.
Présenté par son créateur, Yu Suzuki -déjà responsable de classiques tels que Space harrier, Virtua fighter ou plus récemment de Ferrari F355 challenge-, comme un nouveau genre de RPG, Shenmue se révèle être bien plus que ça. C’est, purement et simplement, le premier pas vers une nouvelle ère du jeu vidéo, une nouvelle expérience interactive et immersive. Un « jeu d’auteur », finalement, difficile à identifier et à cerner, qui repousse indubitablement les limites du support, même s’il ne parvient pas encore tout à fait à affirmer ses plus grandes ambitions.
Parlons un peu de l’intrigue… Fin novembre 1986 : Ryo Hazuki est un jeune lycéen nippon, belle gueule un peu hiératique et fils d’un expert en arts martiaux. Ryo aurait pu continuer à vivre sa petite vie paisible dans la petite ville de Yokosuka, s’il n’avait pas été le témoin de l’assassinat de son père par Lan Di, un mafieux chinois en quête d’artefacts légendaires, deux miroirs détenteurs d’une puissance hors du commun. Fermement résolu à venger la mort de son géniteur, Ryo est entraîné dans les bas-fonds de Yokosuka pour enquêter sur les raisons de ce meurtre. Pour commencer, Ryo doit donc interroger ses voisins au hasard et, petit à petit, suivre la piste qui le mènera aux activités illicites de Lan Di. L’occasion rêvée d’explorer son univers, limité « physiquement » mais incroyablement vaste de possibilités. Et dès les premières minutes de jeu, c’est l’émerveillement. Rarement on aura vu une telle cohérence dans la retranscription d’un monde virtuel. Rien de bien extraordinaire pourtant : Yokosuka est une petite ville japonaise tout ce qu’il y a de plus classique, au milieu des années 80. Même pas très belle, même pas vraiment typique. Mais il s’en dégage un inhabituel réalisme poétique qui plaira à n’en point douter aux amoureux du Japon. Au sein de cet univers, tout -enfin, presque tout- est possible. Evidemment, la première chose à faire est de recueillir les témoignages des amis, voisins et passants. Mais Shenmue ne se limite pas qu’à ça. Et c’est là qu’intervient le véritable génie de Yu Suzuki. Soit le fait de retranscrire virtuellement la réalité qui ne se limite plus qu’aux apparences. Suzuki multiplie les digressions et les baisses de rythme qui caractérisent la vie quotidienne. Dans Shenmue, parfois, tenez-vous bien, on s’ennuie, on poireaute, on répète inlassablement les mêmes actions, les mêmes parcours. Bref, on doit s’accommoder de l’inévitable routine de la vie de tous les jours. De quoi rebuter les acharnés du joypad. Shenmue fonctionne en realtime et tous les personnages que vous croiserez -337 tout de même !- subissent les impératifs du temps, à mille lieues des comportements mécaniques et larvaires des PNJ des RPGs habituels. Le matin, on part au boulot, le midi, on prend la pause déjeuner, le soir, on ferme la boutique, et l’on rentre chez soi, ou l’on va se saouler au bar. Ryo lui-même doit rentrer se coucher à 11h30, quoi qu’il arrive. Et, tel un Sisyphe moderne, lorsqu’il doit gagner sa croûte, c’est grâce à un job terriblement répétitif et aliénant qui consiste à charger et décharger des caisses dans des entrepôts portuaires. C’est dire s’il y a du temps à tuer dans Shenmue. Lorsqu’on vous donne rendez-vous à une certaine heure, ou qu’il faut attendre le bus par exemple.
Heureusement, les possibilités d’interagir avec l’environnement sont nombreuses et les « distractions » ne manquent pas. Vous pouvez vous occuper d’un chaton blessé, lui acheter du lait, de la nourriture, collectionner des petites figurines à l’effigie des mascottes de Sega (Nights, Sonic, Virtua fighter), faire les magasins, écouter votre walkman, tenter votre chance aux machines à sous, et surtout, aller à la salle d’arcade jouer… aux jeux vidéo tels que Hang on, Space harrier ou aux fléchettes électroniques. Ca, franchement, c’est de la mise en abyme ! Et tout ça ne sert strictement à rien. Vous pouvez très bien faire l’impasse sur ces digressions, pourtant, l’immersion est tellement puissante qu’on se surprend à claquer inutilement son pognon dans tout et n’importe quoi, le futile prenant petit à petit le pas sur le nécessaire.
Ce mode « free-quest », baptisé pompeusement « Full reactive eyes entertainment », constitue le principal du jeu. Bercé par les variations climatiques aléatoires, et le temps qui passe, parfois entrecoupé de « mini-games » amenés par le déroulement de l’intrigue -une délicate phase d’infiltration à la Metal gear solid, une course en moto, etc.-, il laisse parfois la place à des modes plus axés action. Un mode combat d’abord. Yu Suzuki est le créateur de Virtua fighter, et ça se voit. Ryo sera souvent conduit à se frotter aux divers gangs locaux et s’il veut s’en sortir en un seul morceau -notamment lors d’un fight avec 70 adversaires !-, il lui faudra apprendre de nouveaux mouvements et s’entraîner souvent pour améliorer ses combinaisons, soit seul dans des endroits déserts, soit avec un sparring-partner, dans le dojo de son père notamment. Ces phases d’entraînement assez fastidieuses porteront leur fruit dans la dernière partie du jeu, saturée en combats.
Dernier mode de jeu, les QTE (Quick time events). Là, les choses dégénèrent, car c’est sans doute un des aspects les plus controversés du jeu. Les QTE sont des scènes cinématiques au cours desquelles il faut appuyer au bon moment sur le bon bouton. Un système qui rappellera aux plus anciens les Dragon’s lair ou autres Space ace d’antan. Pas de quoi pavoiser. Plutôt bien réalisés, les QTE témoignent néanmoins d’un gameplay rétrograde dont on peut sérieusement se demander s’ils ont vraiment leur place dans un jeu aussi ambitieux…
Ce n’est pas le seul problème, malheureusement. Difficile de parler de « défauts ». Disons plutôt « imperfections », voire « erreurs de jeunesse ». La plus grave, sans doute, c’est qu’à quelques exceptions près, Shenmue ne propose pas vraiment de challenge à la hauteur des joueurs les plus chevronnés. La plupart du temps, l’action se résume à un jeu de piste qui vous mènera d’une personne A vers une personne B, puis vers une personne C, etc., pour remonter jusqu’à Lan Di et son gang des Mad Angels. Trop facile, et trop court -15/20 heures de jeu-, Shenmue montre rapidement ses limites. Son enivrante impression de liberté masque une linéarité beaucoup trop rigide. Pas de quêtes secondaires, ni de routes alternatives. Impossible, par exemple de choisir les questions qu’on pourra poser aux habitants de Yokosuka, qui, il faut bien l’admettre, ont souvent une désagréable tendance à vous envoyer balader et à refuser le dialogue. Dès lors que l’intrigue prend de l’ampleur, Shenmue perd de sa singularité et se réduit à une longue cinématique entrecoupée de quelques phases interactives. Jusque-là, heureusement, Shenmue est une expérience tellement novatrice, tellement aboutie d’un point de vue artistique et technique, qu’on lui pardonnera ses limites et sa fin décevante qui annonce le deuxième épisode situé à Hong Kong. Nul doute que c’est sur la durée que Shenmue marquera l’histoire des jeux vidéo. En tant que tel, ce premier chapitre à Yokosuka est une première pierre apportée à l’édifice d’une grande saga dont on souhaite ardemment qu’elle tienne ses promesses révolutionnaires. Mais le temps risque d’être bien long jusqu’à la deuxième pierre…
Shenmue passport |
Un dernier mot pour mentionner l’existence d’un quatrième CD : le Shenmue passport qui offre, à l’instar des bonus DVD de nombreux petits plus pour prolonger l’unique expérience du jeu. L’occasion pour les concepteurs du jeu de bluffer son monde en réalisant quelques animations faciales en temps réel sur les principaux personnages. Vous avez aussi accès à un nombre ahurissant de statistiques à propos de votre partie, à la possibilité de revoir les diverses cinématiques du jeu, et surtout de consulter le trombinoscope des 337 personnages, accompagnés de leur profil. Tout y est, y compris les chiens, les chats, les mouettes et les pigeons !
Quant aux hardcore gamers déçus par la trop grande facilité du jeu, ils pourront toujours se consoler avec les classements online des meilleurs scores des nombreux mini-games. Sûr qu’il leur faudra beaucoup de persévérance et d’habileté pour avoir une chance d’y figurer.