On peut reprocher beaucoup de choses à Sony à propos de la PS3 : la communication désastreuse, les dates de sortie des softs sans cesse repoussées – ou en retard sur la concurrence -, un PSN européen moins fourni que les PSN japonais ou américains, des créations originales moins nombreuses que sur le Xbox Live Arcade… Les raisons de se plaindre ne manquent pas. Pourtant, quelques étoiles suffisent à faire briller ce PSN et faire taire les sarcasmes. Elles n’ont pas le privilège de la quantité, mais celui du bon goût, une touche artistique supplémentaire qu’on ne trouve pas chez Microsoft, y compris dans le shoot sous acides de Jeff Minter. On connaissait déjà Flow, jeu zen sur fond d’ambient nébuleuse ; on peut désormais s’émerveiller de Riff : Everyday shooter, shoot’em-up indé s’inscrivant dans la lignée d’un Geometry wars, que Sony a eu la bonne idée de distribuer sur sa plate-forme de téléchargements, après un début de vie sur PC. Son créateur, le game designer canadien Jonathan Mak, le définit comme « an album of musical abstract shmups » : Everyday shooter a en effet été pensé dans l’optique d’un rapport intime avec la musique, déployant ses huit niveaux comme huit morceaux d’un album influencé par Steve Reich et son Electric Counterpoint. Avec ses sonorités post-rock, le jeu de Mak tranche avec les précédents essais d’un genre habituellement nourri d’influences techno ou électro. Cette texture sonore qu’il invente, ses guitares crades aux mélodies minimalistes et répétitives, lui donnent un style unique, organique, en totale cohérence avec son esthétique et un gameplay qui tente lui aussi de renouveler les mécaniques du genre.
Un genre qui doit beaucoup à certains maîtres, que Jonathan Mak cite avec affection, admiration et humilité, dans une note d’intention fournie avec le jeu : Tetsuya Mizuguchi, mythique créateur de Rez ou Lumines ; Kanta Matsuhisa, auteur d’Every extend que Mizuguchi adaptera sur PSP sous le nom d’Every extend extra (E3) ; Kenta Cho, game designer indé célèbre pour ses SHMUPs vectoriels disponibles gratuitement sur son site ABA Games ; Hikoza T Ohkubo, créateur de Warning forever, très proche, dans sa structure et le fonctionnement des boss, d’Everyday shooter. Tous, à des degrés différents, ont participé à créer ou enrichir la connexion entre shoot et rhythm game. Tous ont travaillé une esthétique basée sur la simplicité et la beauté des formes vectorielles. Tous, enfin, ont fait du SHMUP un art abstrait interactif, dans lequel – du moins en ce qui concerne Rez, Lumines ou E3 – la musique est complètement intégrée au gameplay. Face à ses idoles, Mak n’aurait pu être qu’un sympathique imposteur créateur d’un brillant plagiat. Mais plus intelligent et plus modeste à la fois, il réussit à inventer et imposer son propre gameplay, son style, sous la forme d’un hommage rendu à ses modèles. Pour se distinguer, Mak prend Rez à rebours : là où le jeu de Mizuguchi propose de rythmer la musique de fond par des beats qui se déclenchent à chaque ennemi éliminé, Everyday shooter invite le joueur à devenir, comme le dit Mak en s’inspirant de Steve Reich, « the soloist playing the final 11th guitar part live against the game ».
Chaque tir ou explosion provoque en effet un riff de guitare s’intégrant à la musique tout en modifiant sa mélodie – créant ainsi un paysage sonore dans lequel le moindre élément visuel subit également des variations, tel un feu d’artifice de couleurs et de formes. La différence avec Rez tient donc à un aspect plus chaotique et brouillon, Everyday shooter proposant d’influer sur la composition du morceau, de rajouter des notes, là ou le shoot de Mizuguchi nous invite à le compléter. S’il emprunte aussi son système de réactions en chaîne à Every extend extra, le jeu s’en démarque en faisant varier le principe selon les niveaux : pour comprendre le fonctionnement des combos propres à chaque stage, il faut en analyser les mécanismes secrets. En d’autres termes, comprendre la structure, la partition. Ce qui ne manque pas de dérouter lors des premières tentatives, le jeu ne donnant aucune réelle indication sur son système. Ce principe, finalement moins balisé que celui de ses illustres prédécesseurs puisqu’il se renouvelle à chaque niveau / morceau, prolonge la recherche esthétique voulue par Mak : faire rentrer le joueur dans un jeu au cadre forcément fixe mais où l’expérience de la synesthésie est aussi une promesse d’improvisation, une forme d’écriture en mouvement, de recherche, de trip total où l’on joue d’un instrument inédit. Au fond le jeu respecte jusqu’au bout son parti pris artistique tentant de concilier le shoot et l’indie rock, un parti pris beaucoup plus radical qu’un Rez ou un E3 par sa volonté d’entretenir des rapports encore plus intenses et complexes avec la musique. Jeu qu’on écoute autant qu’on regarde, Everyday shooter, affublé, on ne sait trop pourquoi, du surtitre « Riff » pour la distribution européenne, n’est évidemment pas sans défauts : une certaine lenteur, la confusion contraignante de certains niveaux, la difficulté proche des manic les plus épuisants. Mais il reçoit aisément la palme de l’originalité, de la cohérence, de l’élégance et de la meilleure bande originale jamais entendue dans un jeu vidéo.