« Quelque chose d’important est en train de se passer ici. » Le « voyageur », que l’on ne cesse de croiser depuis le début de notre (et de son) aventure et qui ne manque jamais de nous livrer ses impressions du moment, nous enlève les mots de la bouche. Oui, c’est sûr, un truc vraiment pas anodin se déroule quelque part, ou est sur le point d’advenir, même si on n’en perçoit encore que des bribes, des indices, des échos. On ne sait pas trop qui on est – un nouveau venu dans la région, dont la maison est en construction, c’est tout – ni pourquoi, dans le sillage d’une pâle silhouette (est-ce une ombre ? un spectre ?), on a quitté le village pour traverser plaines et forêts (et désert, et montagne enneigée, et même îlots flottants dans les airs). Mais ce qui est certain, c’est que ce n’est pas pour rien.
Les premiers instants dans le monde de Qora sont trompeurs. Car s’ils installent bien le rythme (lent) du jeu, son ambiance (où la musique tient un rôle essentiel) et son style graphique (qui relève moins du pixel art que d’une sorte de minimalisme néo-primitif puissamment évocateur), ces minutes inaugurales laissent imaginer un monde grouillant de personnages pittoresques. On y croise un jardinier surdoué qui hait les plantes, on y entend vanter le steak de tatou et on s’imagine quelque part entre Animal Crossing et le mini-hit indé suédois Knytt Underground – drôle d’endroit pour une rencontre.
Et puis non, on quitte bientôt tout ça pour partir en solitaire, errer dans la nature et entamer un dialogue instable avec le passé, ou le royaume des morts, ou encore autre chose – le jeu laisse la porte ouverte à toutes les projections persos. On s’aventure alors plutôt chez Fumito Ueda ou Jenova Chen – en plus bavard, fragile et distancié. Le vide après le plein, et un plein d’un autre ordre qui émerge peu à peu de ce (faux) vide. Mais la véritable inspiration du game designer (et réalisateur de films) Holden Boyles, qui avait trouvé de quoi achever son jeu – alors baptisé Spirit – sur Kickstarter en avril, n’est probablement pas vidéoludique. C’est bien plutôt le cinéma de Hayao Miyazaki, auquel on pense régulièrement en découvrant certains lieux et créatures qui frôlent la citation explicite, mais aussi, plus profondément, pour son sens du mystère et du merveilleux, son mélange de délicatesse et de sursauts presque narquois ou sa manière de faire se rencontrer, se contaminer la réalité humaine et le monde des esprits.
Les interactions sont minimales – on marche, on saute, on grimpe, on coupe parfois des herbes hautes ou on détruit des rochers – et ne donnent jamais le sentiment qu’il y en a trop (pour « faire » jeu vidéo) ou pas assez (et que ça ne le fait pas suffisamment). Comme si elles étaient le fruit d’un subtil dosage destiné à la fois à créer un état d’errance quasi somnambule chez le joueur et à le casser par moment en lui apportant une (légère) résistance pour le rapatrier dans ce jeu où sa place est d’abord celle du témoin. Parfois, d’ailleurs, tout s’arrête et il devient spectateur. D’un vol d’oiseaux dans le ciel, d’une harde de cerfs qui s’éloignent. Ou de… ninjas fantômes sauteurs ? On allume des cierges, on descend dans les gouffres en rappel. On joue la sérénade à des monstres géants mais nullement menaçants que ça réveille, des créatures du passé qui sont les premières surprises de nous découvrir là. Qora est une douce célébration de ce qu’on veut, une cérémonie mini et d’autant plus précieuse. Ça dure deux heures, trois maxi, pas une minute de trop. Vers la fin, il est question de « retrouver la magie qui a quitté notre monde ». Mission accomplie.
Qora
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