Où a-t-on laissé mon meilleur ennemi (cf. Chronic’art#36) le pokémon ? à l’âge fantasque qu’il n’a cessé d’habiter depuis quinze ans, l’âge des possibles et des regrets. En parfait équivalent du roman d’apprentissage – tous les grands RPG le sont – Pokémon, le jeu, continue ainsi de se nourrir de sa propre dynamique paradoxale exaltante et mélancolique tandis que le phénomène culturel se double d’un performatif élégant. D’une part, si l’on peut vanter, un peu benoîtement, les qualités de valeur d’échange, de partage, de « saine » compétition que les monstres de poche n’ont cessé de faire grandir dans les têtes des préados de plusieurs générations de joueurs, c’est surtout son introduction joyeuse à la résignation de l’adulte qui fait la grandeur de son gameplay, sous l’angle de deux procédés.
Adoption-Abandon, tout d’abord. On « entre en adoption » de charmantes bestioles dont l’évolution au contact du joueur nous met face à l’inévitable abandon de leurs compétences connues en faveur de nouvelles. Demeure, bien entendu, la possibilité de ne pas remplacer les anciennes compétences, de refuser l’évolution. Impossible par contre de ne pas sentir l’accusation de régression (implicitement formulée par le jeu) qu’implique une telle façon de jouer. Et jusque dans les milliers de lignes de dialogues de ce Version blanche et noire, s’affirme encore clairement l’exhortation à explorer l’altérité par la découverte d’autres manières de penser. Ainsi, la revendication au voyage et à la confrontation comme principale échelle de progression de l’individu-joueur (pour devenir ce qu’il est) se reflète dans l’impératif de changer ce qu’il fait (la manière d’attaquer, de se défendre, d’échanger).
Raison-Subjectivité, ensuite. Si, dans les premières heures de son aventure, la rencontre et la capture d’un pokémon est une tâche aisée, elle vire rapidement à la quête errante. Tourner en rond parfois des dizaines de minutes, voire des heures pour recroiser le chemin de tel spécimen rare qui nous échappe crée un rapport subjectif, affectif et conflictuel particulier avec la créature traquée. Une fois acquise et renommée d’un charmant sobriquet, la fierté de l’avoir capturé met à mal la logique cartésienne des chiffres propre au RPG. Malgré le devoir d’efficacité au combat, on se crée moins une équipe de monstres parce qu’ils sont forts (les stats) que parce qu’ils sont liés à nous (l’affect). Ce lien suit le chemin et les circonstances qui nous ont menés à eux.
Tout en préservant les substrats précités qui ont fait le succès de la série, Version noire et blanche marque un tournant dans la licence de Game Freaks et Nintendo. Du RPG souvent old school, imposant de longues heures de leveling, une connaissance encyclopédique de son contexte et une rigueur stratégique pesante, ce nouvel épisode tend à une progression qui le rapproche plus du jeu d’aventure. Son rythme plus fluide (un modèle de maîtrise tant il transpire le soin d’éviter toute frustration), la remise à zéro du bestiaire limité à 150 créatures (sauf importation en post-game des bestioles des épisodes précédents sur DS) et la conservation de sa richesse proverbiale (quêtes et défis annexes pléthoriques, son mode de combat, de troc, de visionnage de combat, le tout online mais aussi le mode coop Heylink, la possibilité de voir les pokémons « rêver » sur PC…) en fait le parfait épisode introductif à la série pour les néophytes, et une excellente raison d’y revenir pour les vétérans. Plus loin, son usage bluffant de la transition 2D-3D s’accompagne d’une remise en question éthique de sa dynamique de jeu, légère dans sa forme mais entêtante.
Tout le long de l’aventure, le héros se retrouve confronté à un mouvement de libération des pokémons, la team Plasma. Comme dans la vie réelle, le problème des militants hard core, c’est qu’ils en viennent à utiliser les mêmes procédés qu’ils sont censés combattre. Les membres de la team plasma sont habillés comme au temps des croisés et entreprennent dans les premières heures du récit de tabasser un pauvre Munna jusqu’à ce qu’il produise un gaz psychédélique qui montrent aux humains ce que serait un monde débarrassé de l’esclavage des petites bêtes enfermées et utilisés comme pour des combat de chiens. Sur la durée, la team Plasma fait pourtant montre d’une honnêteté et d’une probité totale quant à leur but. Seul écart à sa dialectique éternelle, Pokémon version noire et blanche s’ouvre à l’autocritique et à une modernité narrative tout en évitant de sombrer dans la crise identitaire plombante.
Au final, si Pokémon réaffirme rigoureusement son caractère transgénérationnel (chiffres de vente astronomiques à l’appui) c’est parce que d’une manière générale, sous ses traits d’éternels ados, il n’a jamais menti sur la nature de l’âge adulte. Chaque jeune joueur peut s’y replonger une fois adulte pour y vérifier la lucidité enjouée de ses enseignements et la transmettre à une nouvelle génération. Abandonner certaines valeurs (type élémentaire) et certains talents (compétences) tout en réussissant le pari de ne jamais se départir de la joie de la découverte (nouveaux horizons), la foi dans le rapport à l’autre (dans l’adversité comme dans le soutien, non manichéen mais totalement ambivalent). Accessible et à nouveau excitant, d’une maîtrise et d’un équilibre ludique total, Noire et blanche prouve de manière éclatante que quinze ans plus tard, nos meilleurs ennemis demeurent toujours ceux dont les retrouvailles nous forcent à évoluer.