Je ne me souviens plus à quel âge j’ai vu King Kong, le vrai, l’original, pour la première fois. Ce que je sais, c’est qu’à l’époque, la mort du gorille m’avait profondément bouleversé : c’était vraiment trop injuste, comme dirait l’autre, cette pauvre petite bête arrachée à l’affection d’une tribu de cannibales zoophiles, qui finissait écrabouillée au pied de l’Empire State Building, comme une vulgaire déjection canine de plusieurs quintaux. Quelques années plus tard, le coeur endurci par de nombreuses désillusions, c’est avec une absence totale d’empathie que je revivais la même scène recréée, revisitée par le jeu vidéo. Après s’être pathétiquement efforcé d’atomiser quelques vieux coucous à l’agressivité toute relative, le gorille tout laid décide finalement de se… suicider (!?) en exécutant un magnifique saut de l’ange, toujours du haut de l’Empire State Building, avant de s’écraser mollement sur le bitume. Soyons clairs : à ce moment précis où la grosse bébête agonise sous les yeux inexpressifs d’une modélisation approximative de Naomi Watts, le sort funeste du gorille, je m’en bas les steaks.
Comment a-t-on pu en arriver là ?
Pourtant, quelques minutes avant la chute finale, une petite scène, presque insignifiante, était parvenue à chatouiller ce qui restait de ma fibre émotionnelle. Un plan sublime, Kong vu de dos, enchaîné au beau milieu de Broadway, mitraillé par les flashs crépitants de quelques dizaines de photographes. Un joli moment de suspension comme peuvent en produire, parfois, les jeux vidéo les plus audacieux (le lac de Silent Hill 2, l’échelle de Metal gear solid 3) : il n’y a rien à faire, si ce n’est appuyer frénétiquement sur tous les boutons du pad pour arracher quelques grognements désespérés au malheureux gorille, pendant quelques interminables secondes avant que Kong ne parvienne à se libérer de ses chaînes. C’est à la fois très court et très long, on serait presque tenté de compatir et de verser une larmichette sur cet animal victime de la barbarie et de la cupidité des hommes. Question : cette scène appartient-elle vraiment à « Michel Ancel’s Peter Jackson’s King Kong le-jeu-tiré-du-remake-tiré-du-chef-d’oeuvre-de-1933 » ? Ou n’est-ce qu’un décalque à peine remanié d’un plan du film de Peter Jackson ? Ce bref moment de grâce, qui en est le véritable auteur ?
Admettons qu’Ancel ait un véritable talent de game-designer et de conteur qui ne demandait qu’à se ressourcer, après l’échec sans doute traumatique de Beyond good and evil, son projet le plus personnel, à travers un travail de pure commande : l’adaptation d’un blockbuster attendu au tournant. Ambitions minimales : efficacité et immersion. C’est ce que les gens veulent, c’est ce qu’on va leur donner. Ancel s’efface, relégué au générique de fin comme un vulgaire faiseur, belle leçon d’humilité. Le jeu, lui, construit sa propre légende : il était une fois Peter Jackson, fanboy inattendu et velu de Beyond good and evil, parti lui-même, comme un grand garçon, avec ses petites papattes et son gros bermuda, chercher le frenchy Michel Ancel et son équipe d’Ubisoft Montpellier pour adapter son prochain film-loukoum. Avec un point de départ aussi colossal et improbable, il n’y a a priori aucune raisons pour que ça ne marche pas… Verdict ? Ca marche… Difficile de prétendre le contraire, lorsqu’on débarque sur les plages rocailleuses de Skull Island, le souffle coupé par la beauté mystérieuse des décors, l’audace des cadrages variés malgré les contraintes imposées par la vision subjective –King Kong est un FPS, du moins au départ. A côté de « vous » -Adrian Brody, mais vous ne le verrez jamais-, trois PNJs s’époumonent, s’agitent, essayent de survivre dans cet environnement hostile. A ce stade du jeu, ils sont relativement utiles, n’hésitant pas à vous prêter main-forte lorsque que des crabes ou des lombrics boostés à l’hormone de croissance débarquent en surnombre. Parfois, ils se comportent comme des autistes, inféodés au script, dégueulant avec complaisance leur assommant blabla. Ils ne s’intéressent pas vraiment à moi, alors je ne m’intéresse pas vraiment à eux.
Poursuivi par des insectoïdes géants, des dinosaures hideux et des sauvages tout droit sortis de Cannibal Holocaust, le joueur finit par se prendre au jeu. Jusqu’à ce qu’il commence à montrer ses premières limites. King Kong se coltine de sacrées contradictions : il ne sait pas ce qu’il veut. Sommé par son commanditaire de délaisser les fondements et conventions du jeu vidéo pour mieux coller à la réalité du film et faciliter l’immersion, Ancel se voit constamment contraint d’y revenir. Evidemment, lorsque vous limitez votre champ d’action à une île dépourvue de toute trace de civilisation, vous risquez d’épuiser rapidement toutes les astuces de level-design nécessaires à une progression plus ou moins variée. Ce qui peut paraître réfléchi et intuitif le temps des premières minutes de jeu finit très vite par devenir redondant au bout de quelques heures. Résultat : on passe son temps à cramer des ronces, pour dégager le passage ou blesser quelques raptors récalcitrants, à chercher un levier en bois pour ouvrir les portes artisanales construites par les indigènes, à flinguer les petites bestioles pour détourner l’attention des grosses attirées par la chair fraîche ; répéter, décliner, mixer (brûler ronces pour trouver levier / pour cramer petites bestioles) ; ad nauseam.
King Kong tourne en rond. A force de vouloir tout justifier (les inévitables caisses de munitions, les armes de jet, les obstacles), le jeu ne fait que se créer un second niveau de logique interne, plus crédible, plus « réaliste », mais tout aussi contraignant, qu’Ancel n’arrive jamais à transcender. King Kong donne tout ce qu’il a lors de la première heure de jeu, et puis laisse tomber et se transforme en diaporama de luxe pour les fans du film qui n’ont pas encore vu le film. Seule échappatoire : les phases où l’on prend le contrôle de Kong, moins nombreuses, radicalement différentes et manifestement inspirées des Prince of Persia d’Ubisoft, avec des sauts tellement contextualisés qu’il est quasiment impossible de se louper et des combats tout aussi confus. Ce qui devrait constituer le coeur du jeu, poser les enjeux narratifs et émotionnels -la belle et la bête, tout ça-, n’est finalement là que pour briser le rythme lancinant de la trinité buter / cramer / trouver levier… Kong joue les bouche-trous, sa relation contre-nature, belle et émouvante, avec la blonde Naomi Watts, n’arrive jamais à nous toucher, malgré les tentatives désespérées de l’équipe d’Ancel de faire apparaître les deux protagonistes dans le même champs dès lors que c’est envisageable. La sauce ne prend pas. Rien qui ne puisse détourner King Kong de son statut de ride hyper serré, souvent joussif, quelquefois mémorable, mais globalement pataud, maladroit, incapable de se renouveler, incapable de trouver le ton juste pour nous faire vivre à fond une histoire que l’on connaît par coeur et qui devrait nous prendre aux tripes. On attendait une grosse machine sensible, on se retrouve avec un jeu qui réfléchit trop, qui réfléchit mal. Ancel, qu’on a connu plus inspiré et plus motivé, finit lui-même par faire comme son gros macaque fur-shadé : il se laisse chuter, le temps d’un dernier détour à New York, hommage boiteux à l’inoubliable jeu d’arcade Rampage -la boucle est bouclée-, tellement cheap et foiré qu’il en deviendrait presque poignant, entre constat d’échec désabusé et auto-sabordage flamboyant. King Kong a enfin compris qu’il ne deviendrait jamais le grand jeu qu’il aurait pu être, l’animal majestueux mais défiguré par quelques vilaines cicatrices peut enfin reposer en paix.