Le jeu vidéo est toujours une affaire de règlement de comptes. Avec lui-même, le réel, le joueur, le cinéma. Dix ans en arrière, Max Payne payait sa dette. A John Woo et ses gun fight en slow motion, aux frères Wachowski et leur bullet time. Sur la foi d’un gimmick emprunté, Remedy offrait au joueur un temps élastique où chaque fusillade était gouvernée par sa probable anthologie. La plus grande banalité du jeu vidéo, éliminer l’ennemi, devenant ainsi la répétition possible d’un effet stylé. Non pas pour une scène, ni même une poignée, mais à chaque instant, et potentiellement à l’infini. Finalement, bâtir un jeu sur une telle proposition n’était pas très raisonnable. Comment ne pas anéantir la force du ralenti dès lors qu’on l’utilise à tout bout de champ ? La réponse tient peut-être à ce que le jeu vidéo a toujours pris ses libertés avec le cinéma. Qu’il ne l’imite jamais vraiment, puisqu’il parle un autre langage. Max Payne a réglé la question à laquelle Stranglehold mis un point final : puisque les acteurs ont disparu, il ne reste que le joueur, seul à pouvoir justifier de mobiliser à n’en plus finir les mises en suspension d’Hard boiled. Ce n’est plus telle ou telle scène du film qu’on veut revoir en boucle, mais pouvoir toutes les rejouer afin de multiplier un mouvement, reformuler les excès de dépense énergétique du ralenti pour donner au temps une nouvelle texture. Le joueur sait bien qu’il ne retrouvera jamais la découverte originelle de John Woo ou des Wachowski, qu’il passe après le geste inaugural, inscrit pour l’éternité dans l’Histoire. Il y a quelque chose de tragique dans Max Payne, à être la répétition frénétique, délirante, absurde, d’une faille dans le cinéma d’action post Peckinpah. C’est pourtant là que naît la singularité du jeu, dans l’authenticité de la reprise.
En récupérant Max Payne, Rockstar n’a pas eu d’autre ambition que relancer ce geste, à sa manière, respectant la licence et son gameplay d’origine, en apportant sa touche et ses références. Le nouveau socle sur lequel le jeu s’appuie n’est pas très dur à trouver, il ne se cache même pas (l’influence est avouée) : Tony Scott et son Man on fire, décalqué par Rockstar avec la même absence de scrupules que John Woo pour Remedy. L’homme de Top gun et Ennemi d’état, cinéaste de la vitesse et génie d’un cinéma réticulaire encore mal aimé sous nos contrées, a rarement les honneurs d’être cité nulle part. Avec ce vigilante explosif aux images vacillantes et éthyliques, il donne malgré lui à Max Payne 3 une belle adaptation officieuse. Le film est à peine remaquillé : même décors sud-américains, le Mexique devenant le Brésil ; même héros buriné et alcoolique, Max suivant les pas de Denzel Washington pour sauver la membre d’une riche famille de Sao Paulo qu’il est supposé protéger ; même histoire de corruption et de gangs ; mêmes effets de brouillage de l’image, utilisés jusqu’à saturation, quand chez Scott ils respectent les vraies fluctuations nerveuses ou mentales du personnage. Split screen à gogo, extraits de dialogues titrés, lumière chromée, chaos, décadence, vengeance, trahison, corruption, Rockstar a trouvé dans Man on fire, et dans une moindre mesure le bling bling d’un Guy Ritchie, un horizon crypto-christique et stylistique à partir duquel concevoir son jeu. Là encore, le pari était peut-être plus fou qu’il n’en a l’air : comment justifier de recycler en boucle une mise en scène datant bientôt de dix ans et qui n’a pas vraiment fait date pour personne ? (même Scott après Domino a calmé le jeu).
La réponse pourrait être la même que plus haut. Le cinéma est un idéal pour le jeu vidéo au seul titre d’un mouvement à répéter qui serait celui d’une déception originelle à dépasser. Une manière de dire, j’arrive après, voyons ce qu’on peut faire avec mes propres moyens (le jeu vidéo est toujours une façon de rejouer au cow-boy mais avec des images, ou de remplir un vide). Max Payne 3 vole peut-être tout ou presque à Tony Scott, l’expérience est incomparable. Il se place sur ce terrain de l’imitation cinématographique : rythme continu et parfait de la narration s’imbriquant sans cesse dans l’action aux moyens de cut scenes, cinématiques et voix off (parfois abusives), mais pour revenir toujours à ses fondements. La nouvelle doxa du blockbuster vidéo ludique : le flux continu du récit, au risque de ternir le jeu, a rarement trouvé un si bon équilibre. Max Payne 3 ne relâche jamais son intrigue pas plus qu’un gameplay sans concession avec la difficulté. Sur ce plan, il met Uncharted 3 devant ses limites pour lui rappeler que la cinégénie doit être sans compromis avec la part interactive. La mise en scène perd peut-être quelques plumes de son spectaculaire, pas le joueur qui impliqué intégralement dans l’action devient co-scénariste d’un personnage dont il façonne les meilleurs moments. Des appartements luxueux de Sao Paulo au New Jersey en passant par un beau labyrinthe de favelas, les décors traversés ont assez d’allure pour que se déploie ainsi l’épaisseur d’un blockbuster à la fois riche et tranquille. Néo noir qui fait parler la poudre avec une technique sans faille (précision folle des animations, ténacité de l’IA, gameplay rarement pris à défaut, beauté globale de l’objet), Max Payne 3 règle son compte à Man on fire pour le faire diverger en une mini odyssée siglée Rockstar.
Il ne faut peut-être pas attendre plus de Max Payne 3 que d’habiter Man on Fire aux moyens d’une variation post John Woo qui, greffée, génère un jeu aux influences hybrides et passionnantes, mais quelques peu désuètes aussi (à l’exception d’un système de couverture, le gameplay n’a pas beaucoup bougé). Ce côté ringard, un peu encombrant au départ parce que simple fondation servant de lit pour Man on fire, offre finalement au projet une cohérence dans son rapport au conservatisme que le héros personnifie. Max rejoint la famille Rockstar, ces spectateurs du chaos, résistant de la vulgarité ambiante forcés de collaborer avec elle pour faire surgir quelques éclats vertueux dans un monde corrompu. Comme les héros de GTA IV ou Red dead redemption, Max Payne est devenu le témoin abimé d’un monde décadent. A moins que ce soit l’inverse, qu’il a toujours été de cette famille là, depuis le début (le premier épisode reprenait le vigilante bronsonien là où il s’était arrêté), et que c’est plutôt Rockstar qui s’en est inspiré. Ce troisième épisode valant comme un hommage que Tony Scott (connu aussi pour ses élans réactionnaires) compléterait avec une figure de héros dépressif et tourmenté. Comme si le jeu avouait lui-même ses difficultés à rebondir en trouvant paradoxalement dans son spleen d’époque les forces d’un grand retour. Allant jusqu’à puiser dans le cinéma d’action des 80’s (qui hantent depuis longtemps Rockstar) l’un des autres piliers de ce rapport obsédant au passé.
Idéologie mise à part, il y a aussi quelque chose ici d’un Syndicat du crime 3, lorsque Tsui Hark mettait un point final aux films de John Woo par pur romantisme. Max Payne 3 est un grand jeu amoureux, de ce monde pourri, son héros tanné, ce gameplay qui immortalise la répétition des ralentis. Il est surtout, comme chez Tsui Hark, un pari sur la sensualité, de la tragédie folle du vigilante, des gun fights cristallisant le carnage en rafale, des hommes d’un autre temps que Eastwood tente encore d’incarner avec la même morale, parfois à deux balles, mais toujours virile. L’heroic bloodshed de l’âge d’or hongkongais, lui-même construit sur la série B hollywoodienne des années 80 mélangée aux récits médiévaux, peut ainsi ressurgir verticalement, depuis une lignée généalogique mondialisée que le cinéma tente aujourd’hui d’installer avec, au hasard, The Raid (cf. Chronic’art #77, en kiosque), film de fight indonésien obsédé par HK et John Carpenter. Cinéphile comme le film de Gareth Evans, Max Payne 3 ajoute sa ludophilie au grand rêve d’un jeu d’action où le joueur serait la pièce manquante d’un idéal chevaleresque maudit que le cinéma a oublié. Il est la quête paradoxale de celui qui manette en mains désir un monde du danger permanent mais qu’il doit assainir pour voir le générique de fin et peut-être recommencer la partie. Sans surprises, mais avec la volonté qu’aucun détail ne trahisse l’aventure, Max Payne 3 répond à cette attente, même si tout n’est pas parfait et que les astuces pour combler la peur du vide sont nombreuses. Il arrive après, tout, jusqu’aux figures désormais emblématiques de Rockstar. Et pourtant il trouve sa place, par sa force de travail colossal qui préfère mettre de côté l’originalité pour l’amour des classiques. On ne pouvait pas s’attendre à une révolution avec Max Payne, et c’est probablement mieux ainsi.