L’espace… c’est quand même vachement grand. On n’y a jamais mis les pieds pour vérifier, évidemment, les seules expériences de routard galactique qu’on ait connues jusqu’ici n’ont été que vidéoludiques. Et la plus marquante d’entre elles était sans doute L’Arche du Capitaine Blood, une vertigineuse plongée dans un système de plusieurs milliers de planètes, habité, en tout et pour tout, par quelques dizaines d’aliens plus ou moins coopératifs. Trouver quelqu’un avec qui parler, dans Capitaine Blood, c’était un peu comme chercher une aiguille dans une botte de foin. C’était d’ailleurs le principe du jeu : errer sans fin dans cet océan d’étoiles, tout seul dans ce grand vaisseau si froid, en quête d’interlocuteurs susceptibles d’adresser la parole à un long bras bleu, décharné et de plus en plus parkinsonien. Un peu glauque, pas franchement chaleureux ou réconfortant, mais Capitaine Blood avait au moins le mérite d’offrir la possibilité d’atterrir sur TOUTES les planètes de la galaxie. Certes, leur surface était très sommairement modélisée : une 3D fractale filaire et monochrome assez peu accueillante. Mais à l’époque, on s’en contentait.
Aujourd’hui rare sont ceux qui oseraient refaire Capitaine Blood. Trop compliqué : les conditions d’immersion sont désormais devenues plus exigeantes, il faut bien plus qu’un relevé topographique en relief pour assouvir les fantasmes de voyages des explorateurs affalés sur leur canapé. La plupart des RPGs, japonais ou occidentaux, qui choisissent de traiter le thème du space-opera, ne prennent jamais le risque de vous lâcher tout seul dans le cosmos et optent généralement pour une progression linéaire ou semi-linéaire. La carte galactique de Mass effect sur laquelle le joueur est appelé à gérer ses déplacements est pourtant très grande – et très belle, ce qui ne gâche rien. On n’a pas vraiment compté, mais, on doit sans doute dépasser la cinquantaine de planètes. Une bonne moyenne au vu des standards actuels. Il y a même notre système solaire, oui, le nôtre, avec Mars, Vénus, Jupiter et La Terre. Lorsque l’on tombe dessus, c’est un peu comme si on rentrait enfin chez nous après un long et pénible voyage dans le vide intersidéral : la gorge nouée, on clique sur notre petite planète qui semble désormais si insignifiante. Un texte s’affiche, résumant sommairement la situation géopolitique de la Terre, deux siècles après notre ère. Et c’est tout. Impossible de rejoindre le berceau de l’humanité, et pour cause : nous n’avons rien à y faire qui puisse faire avancer l’histoire. Rien, pas même une toute petite quête annexe dans un minuscule terminal d’astroport. Et ça ne fait que commencer : la très grande majorité des planètes se refuseront à vous. Parfois, en toute logique – on se voit mal faire du trekking sur une grosse masse gazeuse -, parfois, non. Pour ce qu’il reste, il faudra se contenter de petites maps assez sommaires, aux reliefs souvent très montagneux, qu’il conviendra d’explorer à l’intérieur d’un véhicule tout-terrain à la physique surprenante, façon boîte de conserve montée sur ressorts. Quelques bidules à collectionner pour faire du rab’ de points d’expérience, de rares bâtiments, tous basé sur un nombre incroyablement réduit de gabarits d’architecture, une petite quête annexe par planète, plus ou moins bien écrite, et vous aurez fait le tour du propriétaire.
Il faut bien se rendre à l’évidence, Mass effect nous a escroqué. Sa grande et belle carte cosmique n’est qu’un leurre. Pire, Mass effect nous a menti. Evidemment, la plupart des jeux vidéo mentent. Ils n’ont pas le choix. Leurs concepteurs ne sont pas des démiurges, ils ont des limites à leur imagination et à leur capacité de produire des décors de plus en plus détaillés. Le problème, c’est que Mass effect ment très mal et foire complètement son aspect « routard galactique ». C’est regrettable, mais s’attarder sur ce genre de considération nous ferait prendre le risque de passer complètement à côté des objectifs qu’il s’est fixé. Ses enjeux sont principalement cinématographiques. Et, comme dans de nombreux RPG occidentaux, ils sont aussi littéraires. Ne cherchez plus le BioWare des Baldur’s gate, il est mort avec KOTOR, première incursion du studio dans le monde du RPG mixte, mi-PC, mi-console. Les yeux sans doute rivés sur une bible Star wars, les créatifs de BioWare ont pu, avec cette première expérience multi-supports, se faire la main sur un type d’oeuvre plus soucieux de son développement narratif, dans lequel propositions de gameplay et recherches de mise en scène tentent de faire jeu égal.
Attention, gros mot : BioWare a voulu, avant tout, raconter une histoire. Rien d’inédit, en effet, ou de particulièrement remarquable dans ce que propose Mass effect au niveau du gameplay. Le système de levelling reste très conventionnel : à chaque passage de niveau, on répartit quelques points parmi diverses compétences, en espérant débloquer de nouvelles aptitudes. Comme dans KOTOR, les XP sont répartis équitablement entre tous les personnages, y compris ceux qui ne font pas partie de l’équipe active. Une marque de fabrique, une méthode qui évite au joueur de subir les affres des dilemmes à répétition – quel(s) personnage(s) privilégier ? -, mais qui le prive du plaisir de faire des choix, une composante essentielle du moteur de n’importe quel RPG qui se respecte. La gestion de l’équipement paye le prix de sa relative complexité (quatre types d’armes, armures, divers mods d’armes et d’armures…) par un certain désordre, un inventaire qui peut rapidement frôler l’asphyxie si le joueur n’a pas la présence d’esprit de revendre régulièrement son surplus d’objets. Les mécaniques du jeu sont solides, dénotent d’une indiscutable compétence et expérience dans le genre, mais sans éclat ou véritable idée forte. Si ce n’est du côté du système de combat qui, dans la lignée de KOTOR et de Jade empire, sonne définitivement le glas des affrontements au tour par tour. Choix risqué, BioWare s’essaye au third person shooter, dont les mécaniques et les gimmicks évoquent ostensiblement celles du récent Gears of war : shaky cam derrière l’épaule du joueur, possibilité de se mettre à couvert, alliés plus ou moins autonomes… Les temps de rechargement, les pauses pour changer d’arme ou lancer un sort rappellent Mass effect à sa condition de RPG. Et le mettent à l’abri d’éventuels reproches sur sa maniabilité un peu pataude et une gestion de l’IA relativement sommaire. Les ennemis ici ne sont en effet ni très vicieux ni très malins, ce sont des ennemis de RPG, de la chair à canon pour engranger des points d’expérience, qui se jettent sur vos rayons lasers avec l’entrain d’un conscrit de 14-18 élevé dans la haine du boche.
Que se passe-t-il dans Mass effect entre deux fusillades ? Pas grand chose : les personnages bavardent. Enormément. Ils parlent de géopolitique, de diplomatie, de la menace qui plane sur leur civilisation, d’un super-espion rebelle qui tente par tous les moyens de réveiller une entité capable de détruire toutes les créatures vivantes de la galaxie. Ils parlent aussi de leurs cultures respectives, de leurs problèmes de coeurs, de leurs regrets et de leurs rancoeurs. Les RPGs consoles de BioWare ont toujours été bavards. Mais au delà du système de dialogue en arborescences, typique, et des inévitables choix moraux, toujours un peu binaires, c’est surtout la mise en scène qui surprend, ici : et plus particulièrement la prédominance des gros plans, qui s’attardent sur des visages modélisés à la perfection, malgré le choix toujours très casse-gueule d’une esthétique réaliste, et qui privilégient les atmosphères sensuelles, tout en clairs-obscurs. C’est bien simple : en dehors des combats et de quelques cut-scenes épiques, on se croirait presque devant un bon vieux soap pour mémères geeks.
Oubliez KOTOR et son adaptation très scolaire de l’univers Star wars. Celui de Mass effect est plus ramassé, plus froid, plus intimiste, et même plus sexué – il y a même des extraterrestres bisexuelles qui couchent avec tout ce qui leur passe entre les tentacules, c’est dire si l’on nage en pleine subversion. Mass effect, c’est de la science-fiction de boudoir, qui pourrait presque tenir dans un deux-pièces-cuisines d’un quartier bobo, concoctée avec amour par des fans de Star Trek et des space-operas TV où l’on passe son temps à discuter le bout de gras entre deux couloirs gris métallisés. On y trouve rien d’aussi cool que des sabres lasers, et le super-méchant de service ne risque pas de faire de l’ombre à Dark Vador. Mais le jeu propose une belle montée en puissance dans ses dernières heures, de plus en plus spectaculaires. C’est autre chose, certains pourront faire la fine bouche, objecter que l’univers ne tient pas la comparaison avec celui de Star wars, mais cette fois-ci, pas de cahiers des charges, ou de dogmes à respecter : BioWare a le contrôle total sur sa création, et ça lui réussit plutôt bien. A tel point qu’on regrette que Mass effect, prévu comme point de départ de ce qui devrait être une trilogie, n’en dévoile qu’une infime partie au cours de son intrigue principale, anormalement courte. Reste le codex, moins ludique et caustique que celui, inoubliable, de Metal gear solid 3, mais suffisamment riche pour combler les trous et satisfaire les amateurs d’encyclopédies pointilleuses.
Malgré d’indiscutables carences et quelques loupés techniques, Mass effect n’a jamais été aussi proche des ambitions que KOTOR ou Jade empire n’ont fait qu’effleurer. BioWare a fait quelques progrès dans le domaine du spectaculaire – ils n’ont jamais été très doués pour ça -, mais leur blockbuster SF a d’autres atouts, il a sa propre voix, sa propre méthode pour immerger le joueur dans la réalité d’un capitaine de vaisseau spatial qui passe presque plus de temps à accoucher les petits et gros tracas des membres de son équipage qu’à poursuivre l’ennemi public numéro un. C’est un peu, par nature, une des caractéristiques un peu étranges des RPG : la digression, la procrastination, les à-côtés qui prennent le pas sur le principal. Mass effect fait ça très bien, parce que son système de dialogue fonctionne à merveille, et qu’on ne s’ennuie jamais à tailler une bavette avec un casting hétéroclite de personnages très réussis, des archétypes très bien campés, qu’on se surprend à psychanalyser avec beaucoup de plaisir. On peut toujours déplorer que le voyage ne nous emmène pas bien loin, qu’en dehors de la Citadelle, immense station spatiale en forme de mégalopole, on rencontre assez peu de zones habitées propices aux multiples quêtes annexes dont BioWare a fait sa marque de fabrique. C’est le seul aspect sur lequel Mass effect est en retrait par rapport à KOTOR. Mais qu’importe qu’on soit parfois un peu à l’étroit, dans cette overworld trompeur et ce vaisseau spatial un peu figé. Cette fois-ci, au moins, on se sent beaucoup moins seul dans la galaxie.