Passé le concert de dithyrambes, que voir finalement dans L’ombre du Mordor ? De cet Assassin’s Creed en terre du milieu (le décalque est troublant même avec l’habitude des clonages), on a retenu, loué, partout, une idée. L’ambiance, les décors, la technique, l’exercice est impeccable mais a finalement peu marqué devant le concept central au jeu de Nemesis. Ce système permettant de donner vie et histoire à chaque PNJ, de créer un monde fait de dizaines de personnages, tous susceptibles d’être vos ennemis personnels ou vos alliés, ne tardera probablement pas, lui non plus, à être copié (l’a-t-il lui même inventé ?). Ce ne sera que de bonne guerre. Car le principe est malin : plutôt qu’un monde ouvert rempli d’ennemis potentiels auxquels seuls les graphismes pourraient donner une identité, vous voilà pris dans un univers où le moindre second couteau peut faire de votre mort un levier promotionnel au sein des armées de Sauron. L’aspect organique des open world bâtit généralement sur des simulations de flux, d’activités, imitations de la vie d’un point de vue spectatoriel, devient alors plein de fictions possibles qui interagissent avec la trajectoire du joueur. Cet orque chétif qui vous a tué, vous le retrouvez plus tard portant une armure imposante, entouré d’une armée, il a évolué et se souvient de vous. Un autre tué de vos mains porte la marque de votre épée et ne serait pas contre une vengeance, qu’il signalera d’un dialogue personnalisé. Sur le papier le concept est vertigineux. Doublement quand dans un second temps le jeu permet de prendre possession des orques, et créer des luttes intestines au sein de leurs armées. A l’action s’ajoute la stratégie et plus encore l’impression d’un monde vivant émaillé de multiple scénarios secondaires.
Pourtant tout n’est pas si évident et ce qui devrait servir à créer cet espace organique en montre aussi la limite. A l’image des jeux Ubi dont il s’inspire, Mordor considère l’espace non comme la simulation d’un environnement réel, mais une aire de jeu. Il voudrait faire vivre la Terre du milieu comme jamais, sauf que rien n’est pensé pour en donner la véritable illusion. Pour preuve les déplacements et le rapport à l’espace : les trajets se font ou bien au pas de course, pour abattre le boulot rapidement et combler les distances (classique), ou bien accroupi, puisque vos ennemis sont partout au milieu d’environnements qui leur appartiennent et dans lesquels ils reviennent sans cesse. Même avec Assassin’s Creed chacun peut prendre le temps de se balader et profiter du décor sans craindre de se faire attaquer par un soldat. Ici, non, puisque tout a été pensé dans les limites du jeu, ses règles, ses interactions (infiltration, combat, grimpette), la divergence, la fuite, l’errance, la contemplation et finalement l’inattendu n’existent pas : le gameplay émergent est un leurre, la mécanique bien rodée est souveraine. Si le joueur construit pourtant bien son expérience, il est sans cesse rattrapé et freiné dans son immersion par le système de jeu. Un système plus limité qu’il ne ne le laisse croire, et qui parfois tourne au risible quand, dans un même combat, quatre personnages se révèlent successivement votre nouvel ennemi juré, interrompant la baston de punchlines perdant leur mordant à l’usure. Problème de dosage sans doute, mais surtout problème de ne pas laisser une part de doute, de vide, de mystère à une mécanique aux coutures trop apparentes – problème probablement lié aussi au fait que le jeu se refuse de peupler autrement son monde et donc que rien ne s’y passe en dehors d’un nombre restreint d’interactions. On aurait sans doute préféré que cette idée de Nemesis se déploie avec plus de rareté, donnant ainsi plus de valeur à des personnages qui du coup ici perdent la force fictionnelle qu’ils sont supposés avoir.
Entre passer son temps à quatre pattes, escalader sans danger des murs, jouer pour la millième fois les infiltrés ou se lancer dans un petit combat de mêlé repris de Batman ou Assassin’s Creed (certes le jeu dépasse ses modèles), on cherche finalement le génie de cet open world qui tient plus du bac à sable. De l’espace de jeu pour le jeu et qui se rappelle sans cesse au jeu. Pourquoi pas après tout on est là pour ça. Mais difficile en partant de là de défendre le concept de Nemesis pour son ambition narrative à faire exister un monde, puisqu’il ne cherche pas tant à raconter qu’occuper le joueur, créer seulement de l’action à partir d’un modèle dont les impondérables paraissent terriblement calculés et donc prévisibles. Peu importe que Turuk le bagarreur ou truc muche soit devenu votre némésis, un autre bientôt le remplacera, comme n’importe quel ennemi pris en random dans une pioche de profils, peut-être différents mais au fond tous similaires. Le concept de Mordor est fort, mais il lui manque à peu près tout ce qui en aurait fait un véritable grand jeu, à commencer par un profond remodelage de l’intrigue principale en fonction du parcours du joueur. C’est sans doute trop lui demander, ou attendre ce qu’il n’est pas, mais qui pourtant l’aurait réellement rendu vertigineux.