Ikaruga n’est peut-être pas le meilleur shoot’em-up vertical de tous les temps. Mais c’est un objet de culte. Pas tant parce qu’il opère un retour aux sources radical vers l’arcade primale, et qu’il impose, de fait, presque malgré lui, une sorte de résistance au néant vidéoludique actuel. Ni parce qu’il nous a fait oublier ses ancêtres les plus éloignés -voire les plus récents (son grand frère Radiant silvergun sur Saturn). Ikaruga est grand parce que c’était avant tout un produit d' »élite », un joyau flamboyant pour euthanasier la Dreamcast dans la dignité, et un objet de désir pour les hardcore-gamers portés sur l’import. Désormais accessible au grand public, en Europe, et sur GameCube, Ikaruga perd-il de sa superbe une fois plongé dans l’arène de la médiocrité de masse ? Non. D’abord parce qu’il se vendra de toutes façons toujours beaucoup moins qu’un Enter the matrix. Ensuite, parce que même descendu de son piédestal d’intouchable, Ikaruga repose sur un concept tellement évident, génial de simplicité, qu’on peut fermer les yeux sans remords sur ses limites.
1 vaisseau, 1 tir, 2 couleurs, 5 niveaux. Rien de plus. Pas la peine d’espérer bonus ou upgrades, ni un arsenal de warrior atteint de collectionnite. Pas de complexité épate-couillons, rien qui puisse parasiter la pureté du gameplay. Le principe d’Ikaruga est terriblement binaire : le vaisseau peut switcher entre deux couleurs, noir ou blanc. Lorsqu’il est blanc, il peut absorber les tirs des ennemis de la même couleur, éliminer plus efficacement les adversaires en noir… et inversement. Derrière son aspect de shoot spasmodique et rentre-dedans, le jeu de Treasure cache donc un petit côté réflexif et stratégique : le bouton de tir est quasiment accessoire -on peut même boucler les niveaux sans lâcher un seul laser, ce qui vous vaudra un classement « spécial »-, puisque c’est bel et bien le bouton de switch qui permettra au joueur de se tirer des situations les plus corsées. Et Dieu sait qu’elles sont nombreuses : les neurones doivent fonctionner à plein régime et la moindre distraction, ne serait-ce que d’un centième de seconde, peut se révéler irréversiblement meurtrière. Difficile mais pas insurmontable, Ikaruga est un jeu qui vous absorbe dans sa logique de surenchère, les yeux rivés à l’écran, balayant le moindre pixel. Une grande symphonie létale et épileptique magnifiée par une esthétique d’une sobriété exemplaire, gris-métal ou crépusculaire, une mise en scène vertigineuse et une musique electro-martiale de toute beauté.
Qu’importe dès lors qu’il n’y ait que 5 niveaux, très courts. Ikaruga demande un minimum d’effort, mais ça n’est jamais un sacerdoce comme c’est le cas pour tant de jeux dédiés aux hardcore-gamers. Arriver au bout n’est pas aussi insurmontable qu’on pourrait le croire, puisqu’on nous offre très vite un nombre croissant de crédits. Mais comme dans tous les bons jeux d’arcade, régler son affaire au boss final n’est pas une fin en soi. Ici, c’est le beau geste qui compte, celui qui permet d’exploser les scores : en accumulant les « chains » -soit détruire trois vaisseaux de la même couleur d’affilée-, on peut le faire grimper de manière exponentielle. Le jeu devient nettement plus dur, nécessitant une connaissance sans faille des 5 niveaux. Mais c’est ici que se trouve le coeur d’Ikaruga, entre abstraction et dénuement, un pur moment ludique débarrassé des scories cinématographiques et de la tyrannie de l’enchaînement linéaire des niveaux.
La seule chose qu’on pourrait lui reprocher finalement, ce sont ses racines mêmes. Prévu pour des moniteurs spéciaux, Ikaruga se dégrade sur un écran TV. A moins de tourner le téléviseur à 90° -ce que tout vendeur de Darty vous déconseillera- ou d’accepter de grosses bandes noires verticales qui altèrent sa prime beauté, le jeu n’offre pleinement satisfaction à celui qui veut s’y immerger totalement qu’en devenant… un shoot horizontal. C’est un peu contre-nature, mais difficile de résister puisque l’option est disponible. Sur console de salon, Ikaruga change donc de statut ou perd quelques plumes au passage. Mais on peut bien le prendre dans le sens qu’on veut, le shoot de Treasure est une bombe atomique et une claque amère et inconsciente à toutes les tentatives foireuses de faire évoluer le jeu vidéo vers une expérience next-gen bâtarde.