La grande ironie d’un jeu comme Heavy Rain, truffé de questions à l’adresse du joueur, à sa moralité, à sa capacité à imaginer et créer du lien affectif, à sa patience, à son envie d’accompagner son avatar jusque dans ses habitudes les plus triviales, réside dans le fait qu’ est absente du jeu lui-même et de la monstrueuse arborescence qui soutient sa structure, son interrogation la plus importante. On la formulera simplement ainsi : Faut-il rejouer à Heavy Rain ? Est-il intellectuellement souhaitable et moralement honnête de réécrire le destin parfois funeste de ses attachants personnages et le scénario du film que l’on a, comme on a pu, pleinement vécu ? Pour les rares qui n’auraient pas entendu parler du tueur à l’origami et de la dernière production des auteurs de Fahrenheit, Heavy Rain constitue une expérience de jeu proche d’un film interactif dans lequel le joueur guide par ses choix intellectuels (orientation des questions lors des phases d’enquêtes), affectifs / moraux (faire preuve d’empathie ou d’individualisme, de compassion ou de colère…) et ses réflexes (esquiver un coup de poing, conduire une voiture..) le déroulement et l’issue finale d’un polar à la réalisation époustouflante et à l’ambiance dépressive.
Répondre à la grande question formulée plus haut, c’est commencer par déconstruire tout ce que l’expérience voulue par David Cage, son auteur, a (sans jeu de mot) d’autoritaire et de radical. Des séquences longues, qui auraient semblée inacceptablement contemplatives dans un autre média et qui, par la ponctuation d’actions simples (se raser, boire un café), posent des fondations emphatiques solides entre soi et les personnages. Une absence de récompense autre que la satisfaction d’avoir menée le déroulement d’une séquence narrative à son terme (décès de son personnage principal y compris, pas de game over ni de checkpoints salvateurs). Une hyper contextualisation des commandes qui humanise brillamment le propos de l’ambivalence morale ; dans Heavy Rain le même bouton peut servir à langer un nourrisson, prendre un sniff de drogue ou ramasser un indice, flinguer de sang froid ou réconforter d’une tape sur l’épaule. Une valorisation exubérante, totale de l’imagination du joueur, de son « et si ? magique » stanislavskien, qui fait du cours de Heavy Rain, une machine à formuler des hypothéses qui habite, en surchauffe permanente, la conscience du joueur, des heures, des jours après avoir poser la manette.
Vue par Quantic Dream, la vie de père n’est pas un long fleuve tranquille, c’est une crue mortelle qui balaye les digues de ce qu’un joueur est prêt à faire subir à son personnage principal (parmi quatre protagonistes aux destins croisés), Ethan Mars, dans l’obtention d’un but, sauver son fils des griffes du tueur à l’origami. Et cela constitue sans doute les seuls moments (à l’exception d’une fusillade éclair aux faux airs de rail shooter) où Heavy Rain retourne involontairement son propos anti-jeu vidéo contre lui-même. Parce qu’à la question, « jusqu’ou irez-vous par amour ? » le « joueur » (qu’il s’agisse d’un état d’esprit solidement ancré ou d’un spectateur-nouveau joueur, pris dans le fil d’une narration dont il a pour la première fois la responsabilité) répondra naturellement : « jusqu’au bout des actions qui me seront permises ». En clair, dans ses moments les plus extrêmes, à l’ombre humide de ses choix cornéliens, l’impératif ludique (celui de la curiosité intellectuelle soutenue par la volonté de vaincre) l’emporte sur la morale individuelle. Qu’importe. Une fois l’histoire achevée, le coupable démasqué, l’affaire résolue (ça ou tout le contraire d’ailleurs), la machine à raconter continue son oeuvre dans la bibliothèque personnelle des souvenirs amassés par le joueur. En cela, rejouer à Heavy rain (et plus encore s’il s’agît d’un chapitre pris au hasard) n’est pas seulement une curiosité mal placée, c’est mettre à nu et hors contexte un mécanisme d’horloger dont les éléments séparés tombent en poussière sitôt isolés.
Peut-on critiquer une histoire parfois maladroite ou trop convenue, une maniabilité de déplacement hasardeuse ? Sans doute. Mais par ses partis pris monstrueux et radicaux, par ses langueurs triviales, intimistes, les cruels coups du sort de son scénario élastique et son refus d’accorder une seconde chance à son joueur, Heavy Rain élargit ce qu’on est en droit d’attendre, de supporter d’une situation interactive et nous réapprend la leçon partagée par Nietzsche et Hesse. Ne regarde pas en arrière. Aime ton destin. Jusqu’au désespoir. Amor Fati.