Mener le développement d’un jeu à son terme, cela revient parfois à parcourir un chemin cabossé en transportant un bidon d’eau sans bouchon : à l’arrivée, il ne reste plus grand-chose. La saga de science-fiction Halo en atteste : bien que révolutionnaire, elle n’a cessé d’invalider les espoirs placés en elle. Le premier Halo devait, selon sa présentation au show MacWorld de 1999, se situer dans un environnement ouvert de plusieurs centaines de kilomètres carrés : il sera finalement fragmenté en niveaux. Le deuxième Halo devait, selon une vidéo de huit minutes dévoilée au salon E3 en 2003, prendre pour contexte les ruines urbaines d’une Terre post-apocalyptique : en définitive, seuls deux niveaux sur treize se dérouleront sur la planète, la ville montrée à l’E3 verra ses dimensions réduites à un minuscule tronçon, et le scénario s’interrompra au faîte de sa tension dramatique, juste avant ce qu’on devinait être la bataille cruciale. Tronqué par des difficultés de développement (manque de coordination entre les équipes, jeu refait à 80%, finition précipitée…), le Halo 2 dont nous avions rêvé n’existerait pas… jusqu’à aujourd’hui. En effet, avec Halo 3, les concepteurs de Bungie Studios visent à répondre aux critiques adressées à Halo 2 – c’est-à-dire, à renouer avec l’esprit du premier Halo. Flashback.
Presque méditatifs par instants, les meilleurs niveaux de Halo 1 imprimaient à l’action un rythme assez lent, peu contraignant. Vastes, ils aménageaient des plages de respiration entre les combats et octroyaient régulièrement une grisante autonomie au joueur : bases souterraines installées sur une île autorisant plusieurs approches, objectifs à atteindre dans n’importe quel ordre, plaines et bâtiments aux entrées multiples, raccourcis cachés, véhicules utilisables dans des circonstances variées… Halo 2, en voulant agripper immédiatement l’attention du plus grand nombre, s’engageait dans une voie différente, celle de l’efficacité à tous crins des superproductions cinématographiques : événements incessants au déroulement immuable, lieux nettement plus étroits et séparés les uns des autres, séquences linéaires exclusivement dédiées aux véhicules. Trop restrictif et inégal, en dépit de bonnes idées de mise en scène, de narration et de gameplay, Halo 2 trahissait l’essence du premier épisode. Les fans ne le pardonneront pas à Bungie.
Bungie va alors s’appliquer à montrer patte blanche. Dès leurs premières déclarations sur Halo 3, les concepteurs se sont empressés de souligner sa proximité avec l’épisode original. Effectivement, les nombreux terrains de jeu ouverts de Halo 3 rappellent le feeling de Halo 1. Mais ils ne renouent malheureusement pas avec l’exploration flexible décrite plus haut. Les level designers de Halo 3 ont néanmoins façonné des espaces suffisamment larges et interconnectés pour faciliter le contournement des ennemis, suffisamment denses pour fournir moult options de couverture, et suffisamment détaillés pour encourager la contemplation (vastes paysages désertiques qui se perdent dans le lointain, affrontements aériens…). Surtout, pour la première fois, Bungie a eu le temps de créer un jeu à la qualité homogène, sans gras, sans répétition excessive dans le level design. La progression savamment étudiée (les véhicules et éléments de gameplay attendus par tous les fans sont introduits très graduellement) procure un sentiment très net de montée en puissance jusqu’à l’anthologique septième chapitre, synthèse flamboyante de la saga – combats et architectures monumentaux, grands espaces verdoyants, ciel bleu. Seules dissonances : un huitième niveau étriqué et épuisant brise cette belle fluidité, et les véhicules volants apparaissent beaucoup trop tardivement, alors qu’ils avaient généré des moments de grâce pure dans Halo 1.
Mais l’essence de la saga Halo dépasse la question du level design : elle réside d’abord dans le « bac à sable » qu’elle construit. Selon Jaime Griesemer, concepteur principal, « le bac à sable, c’est tous les personnages, armes et véhicules de Halo, et leurs relations à travers les dégâts, l’intelligence artificielle et la maîtrise du joueur » (citation extraite de l’excellent documentaire sur la création de Halo 3 que contient l’édition collector). Grâce à la complexité de ce système, le gameplay de la série Halo provoque continuellement une profusion de mini-histoires (un marine qui part affronter un tank seul) ou de réactions en chaîne imprévisibles (une succession d’explosions qui bouleversent la donne). L’expérience de jeu se renouvelle ainsi perpétuellement. L’intelligence artificielle tient, ici, une place centrale. Dans les modes de difficulté les plus passionnants, les ennemis se protègent derrière chaque pan du décor, et leurs attaques précises, hargneuses exigent une concentration de sportif. Les adversaires sont toutefois faillibles : ils doivent nécessairement avoir vu ou entendu le joueur pour le détecter, ce qui signifie qu’ils peuvent être pris par surprise. Cette IA autonome qui ne triche jamais rend les combats captivants et vraisemblables. Halo 3 voit même apparaître des comportements inopinés, tels ces nabots paniqués fonçant vers leur cible, une grenade à plasma dans chaque main. Quant aux Brutes, les grands gorilles de Halo 2, ils remplacent les Elites, désormais alliés des humains, en haut de la hiérarchie extraterrestre. Plus intelligents, ils dirigent des troupes, portent des armures, possèdent une résistance et des armes variables. Certains d’entre eux, pourvus d’un jetpack, effectuent même des sauts saisissants de plusieurs dizaines de mètres pour fondre sur le joueur.
Halo 3 ajoute par ailleurs des objets, armes et véhicules inédits au fameux bac à sable, tout en ajustant les caractéristiques de certains éléments déjà présents. Le résultat ne convainc guère. Trop d’armes s’avèrent superflues. La mangouste, petit biplace très rapide et léger, se retourne trop facilement – et les alliés du joueur emboutissent de toute façon quasi systématiquement tous les engins qu’ils conduisent. La dizaine d’équipements ponctuels, affectés au bouton X (grenades aveuglantes, mines de proximité, mini-ascenseur gravitationnel), se révèlent assez rares, difficiles à utiliser dans le feu de l’action et souvent inutiles. En somme, les nouveautés d’Halo 3, sous-exploitées par le gameplay et le level design, diluent la clarté des principes de jeu au lieu de les enrichir. Quatre exceptions : la bulle protectrice temporaire, qui bloque les tirs et grenades, mais pas les êtres ou les véhicules, rompt avec intelligence les automatismes de gameplay en imposant à l’ennemi le combat au corps à corps ou l’attente. La possibilité d’arracher les tourelles du sol et de se déplacer avec elles en tirant déclenche d’agréables accélérations de rythme. Le jouissif marteau géant, digne de Tom et Jerry, peut projeter une dizaine de mètres plus loin plusieurs ennemis et objets à la fois. Enfin, le Scarab effectue un retour ambitieux. Dans Halo 2, le héros partait à l’assaut de cette immense machine insectoïde dans une séquence préprogrammée, rigide, à l’animation et au gameplay passablement patauds. Dans Halo 3, le Scarab devient un ennemi intelligent, capable de se déplacer et d’agir selon ce qu’il perçoit. Pour monter à son bord et détruire le noyau central, protégé par plusieurs pilotes extraterrestres, le joueur peut choisir d’endommager les pattes du Scarab ou de sauter directement sur son dos à partir d’un point surélevé. Le dynamisme et le gigantisme de ces scènes rappellent immanquablement Shadow of the colossus : comme les colosses les plus imposants du chef-d’oeuvre de Fumito Ueda, le Scarab constitue en lui-même une aire de jeu mouvante, vivante, exaltante. Quand des dizaines de soldats et vaisseaux humains, terrestres et aériens, affrontent deux de ces monstres d’acier à la fois, Halo 3 redéfinit carrément le sens du mot « épique » dans un jeu vidéo. Une fusion idéale entre la malléabilité d’Halo 1 et la mise en scène hollywoodienne d’Halo 2.
Système ludique inépuisable, Halo 3 enthousiasme beaucoup moins dès qu’il s’agit de raconter une histoire forte. Du début à la fin, il échoue complètement à faire ressentir l’ampleur des enjeux de son scénario – l’extinction de l’humanité et la destruction de toute vie dans l’univers, rien de moins. Sur Terre, le jeu prend place uniquement dans une Afrique futuriste : jungle, autoroute dévastée, ville industrielle fantôme. Ni morts, ni survivants, ni messages n’indiquent l’étendue et l’horreur de l’invasion extraterrestre. Contrairement à la cité d’ Half Life 2, dont l’architecture et les personnages communiquaient admirablement les idées d’occupation et d’oppression, les environnements terrestres d’Halo 3 ne parviennent à montrer puissamment ni les conséquences humaines du conflit, ni l’état de destruction de la planète, ni la menace qui pèse sur elle. En résulte une atmosphère froide, désincarnée, d’un maigre intérêt dramatique, qui met à distance un scénario déjà elliptique et obscur. Une seule séquence surnage : la toute fin du jeu, belle, mélancolique, ouverte, à l’ambiance très Alien. Et qu’on ne compte pas sur la musique, cette fois-ci, pour rattraper les faiblesses narratives : sous-mixée, uniquement constituée de grands thèmes remaniés de la saga, celle-ci peine à apporter l’irrigation émotionnelle nécessaire à un jeu de cette ampleur. A l’exception d’une version intense à la contrebasse et au violon du morceau Brothers in arms, c’est une énorme déception, après les bandes originales incantatoires des deux premiers épisodes. Le design sonore, en revanche, stupéfie plus que jamais : les bruitages, massifs, sont implémentés avec réalisme, et surtout, les milliers de dialogues, amusants, sombres ou décalés, s’adaptent au gameplay avec une précision qui ne laisse pas de sidérer (lire notre interview de l’équipe de traduction du jeu).
Heureusement, la mise en scène du jeu ne dépend pas seulement de l’équipe de Bungie. Conséquence directe de la richesse du bac à sable : dans la saga Halo, le joueur lui-même, par ses déplacements, par ses stratégies, par ses actions, se fait cadreur, interprète et cinéaste quand il va chercher les situations et les plans les plus excitants, dynamiques, drôles, voire gracieux, tel un reporter la caméra au poing. Ces blocs de gameplay uniques, éphémères, Halo 3 nous permet désormais de les enregistrer en vidéo, de les immortaliser par des captures d’écran et de les partager sur le Net. Loin d’être un simple gadget, cette fonction nous fait redécouvrir le jeu en le considérant, littéralement, sous un nouvel angle. Pendant les replays, on peut quitter à l’envi le point de vue du héros pour se balader aux alentours, s’approcher des ennemis, observer leur comportement, leurs animations, leurs dialogues, examiner des détails graphiques inaccessibles autrement. En dévoilant ainsi ses coulisses, Halo 3 apporte une autre preuve, imparable, de la cohérence de son univers, jamais prise en défaut. Signe de la popularité de cette fonction Cinéma, d’interminables topics réunissant des images tirées du jeu fleurissent déjà sur les forums. Et la communauté des Machinimas – ces films d’animation pétris à partir d’images de jeux vidéo- promet de se saisir rapidement de cet outil, dans la lignée de Red vs. Blue, célèbre série absurde et parodique réalisée à partir de vidéos du premier Halo. Plus encore que les deux précédents, Halo 3 se revendique donc comme une expérience collective. Quatre joueurs peuvent maintenant joindre simultanément leurs forces en ligne : le nombre de stratégies potentielles augmente, le bac à sable s’enrichit d’autres variantes, le tempo s’intensifie, un nouveau jeu émerge. Et le mode Forge, permettant d’ajouter des armes, des véhicules, des objets, des paramètres aux cartes multijoueurs, puis de diffuser sur le Net ces versions personnalisées, s’annonce inextinguible. « Pour moi, le bac à sable appartient aux personnes qui achètent le jeu, et qui y réalisent des choses dont on n’aurait pas osé rêver », affirme un ingénieur de Bungie dans le documentaire présent sur l’édition collector du jeu. Au-delà d’une aventure solo réjouissante, voilà pourquoi Halo 3 habitera l’esprit de millions de joueurs dans les années qui viennent.
Cette popularité n’est pas le fruit du hasard : le game design est, aujourd’hui plus encore qu’hier, un art de la manipulation, une faculté à pénétrer la psychologie des joueurs. Guidés par un souci quasi scientifique d’accessibilité, de tempo, d’équilibre et de perfection technique, Bungie a fait tester Halo 3 par 600 joueurs pendant quelque 3 000 heures, dès le début de sa conception, comme nous l’apprend cet article du site de Wired. En fonction des résultats obtenus (détection des emplacements où les joueurs meurent trop fréquemment ou s’égarent), ils ont modifié la structure des niveaux et les réglages de gameplay jusqu’à obtenir des taux de satisfaction très élevés. En voulant contenter tous les types de publics, des inconditionnels aux débutants, en limitant les prises de risque créatives, Halo 3 constitue en somme, à bien des égards, l’épisode le plus lisse de la série. Halo 1 était un élève génial, Halo 2 un élève généreux et inconstant. Halo 3 est un élève discipliné et perfectionniste qui, ne voulant fâcher quiconque, peine à mettre en avant sa personnalité. Mais c’est un élève excellent et, par-dessus tout, joyeux.
[…] qui ne ressemblent jamais exactement aux précédents. Et pour cause, comme l’a souligné Pierre Gaultier, Halo utilise un modèle de gameplay émergent, c’est à dire qu’il s’appuie sur un ensemble […]