Ah, l’errance. Ce chantre de la modernité vidéoludique a la peau dure depuis que le succès de GTA 3 l’a canonisé en must absolu de toutes les productions branchées. SSX3 et sa montagne entièrement skiable, Spider-man 2 et sa grosse pomme verticale, Tony Hawk underground et ses banlieues white-trash… autant de productions qui sont venues enrichir un principe tout con : offrir une matérialité « in game » aux antiques menus de sélections des niveaux. Ce plus produit, en marge du jeu (tel qu’on l’entend aujourd’hui : la progression narrative) est devenu une raison d’être. Et le moment précis où le joueur s’approprie son terrain de jeu. Un choc dont les early adopters de GTA 3 ne se sont toujours pas remis. Tout le génie de Rockstar sur Vice city a été de lui offrir un espace-temps identifiable : celui des années 80, avec sa bande son synthétique, ses objets de consommation criards et ses codes matérialistes.
D’un saut dans le temps à l’autre, San Andreas frappe d’emblée par la noirceur de son contexte labellisé 90’s. C’est dans une ambiance gangsta rap badass que débute les péripéties de C.J., le « héros ». Pas une balade en voiture sans les insultes nourries et quelques rafales d’Uzi de la part de gangs rivaux. L’arrivée du level-up et de ses considérations purement rôlistes : la nécessité de se nourrir, d’entretenir sa forme… fuir la police et les gros bras tatoué. L’errance contemplative et jouissive de GTA 3 et de Vice city laisse place à de courtes promenades paranos où les coups d’oeil panoramiques font office d’assurance vie. Et entre lesquelles, on se dépêche de faire progresser l’histoire, avec l’espoir d’une future répression de l’insécurité. On en viendrait presque à souhaiter le débarquement express de Sarko et de son service com. Un comble ! On se demande quelle mouche sécuritaire a pu donc piquer Rockstar. Pourquoi restreindre à ce point nos instincts prédateurs de sales gosses ? La deuxième partie du soft dénouant le paradoxe pour révéler aux joueurs l’impensable : le GTA nouveau nous fait la morale ! Calmos les b-boys : La liberté, ça se gagne. D’une libération progressive du gameplay à un affranchissement total du personnage. C’est quand on a perdu tout ce qui nous protège et nous enchaîne, honneur, famille, patrie (ici, rang, gang, territoire), que l’on fait connaissance avec son destin, et que s’entrebâille la porte de l’Aventure et des rencontres. A quoi bon, alors, toute cette première partie gonflée en gameplay codifié à l’extrême ? On se doute que cette école de la rue à quelque chose à voir avec la destinée personnelle de C.J., le théâtre opérationnel d’une patiente vengeance en quelque sorte, dont « la rue » et son gameplay représentent l’outil de son ultime fureur. Le tour de force de Rockstar est d’offrir au joueur une progression liée à la chronologie d’un destin, comme de parer son héros, C.J., d’une enfance de l’art. Elle est donc là, la nouveauté : l’ajout d’une palette de gestes indissociable de son contexte. Cette intensification de l’expérience GTA ne va pas sans un certain malaise. On peut dire que la violence des situations n’a jamais été plus dérangeante que dans cet opus. Et il faudra attendre de longues heures avant de retrouver le second degré si caractéristique de la série.
Pourtant si ce San Andreas peut se targuer d’une certaine maturité, c’est véritablement dans son usage du gameplay en tant qu’outil narratif d’une destinée individuelle. Jeu total, jeu monde, jeu monstre. Son foisonnement jubilatoire et épuisant le place à des années lumières de toutes concurrences sérieuses. Celles-là n’ont pas fini de se casser les dents à grands renforts de cinématiques cool et de personnages adultes. Ratant au passage ce qui fait de C.J. le suspect idéal : un type ambitieux qui se souvient d’où il vient, la rue. Et qui en connaît tous les gestes.