On ne présente plus l’ogre Football Manager, le grand dévorateur de notre temps libre. Chaque mise à jour annuelle du jeu de gestion sportive s’arrache comme des pintes un soir de match. Plus, il est devenu un incontournable de la culture foot. Au Brésil, entre deux matchs de Coupe du monde, on pouvait voir un Paul Pogba, très concentré sur son ordinateur, mettre en place la tactique ultra-offensive de son Chelsea idéal. Moins glamour, le buteur Bafétimbi Gomis avouait qu’avant de signer à l’intersaison chez les gallois de Swansea, il avait pris le temps d’étudier l’équipe sur la simulation de Sports Interactive.
Le risque, dès lors, pour pareille institution, est de s’endormir sur ses lauriers. Et il faut bien avouer que ces dernières années, sans la moindre concurrence pour le pousser à faire mieux, Football Manager s’était empâté comme un Ronaldo vieillissant. De conférences de presse soporifiques en interminables négociations avec les joueurs, le jeu s’était ralenti, bien loin du rythme effréné des épisodes uniquement textuels du début, tel Championship Manager que certains joueurs continuent de vénérer. A multiplier les choix, le jeu les diluait, au point que Sports Interactive propose depuis FM13 un mode classique qui élague une partie du gameplay, sans forcément convaincre. Malgré les multiples correctifs, FM14 était tout simplement un mauvais jeu. La faute à des footballeurs au caractère cyclothymique – digne du PSG d’avant le Qatar — qui tout d’un coup ne pouvaient plus enchaîner deux passes, et à un moteur tactique impénétrable, qui nous punissait de la moindre déviance sans jamais expliquer ce qui clochait : les attaquants de classe internationale semblaient prendre un malin plaisir à viser les poteaux, Messi se métamorphosait pour un oui ou pour un non en Fabrice Pancrate, les défenseurs se livraient à un concours de bourdes, comme si Raphaël Varane s’était subitement fait remplacer par Cyril Rool. Il arrivait que le Barça joue comme Guingamp, et vice-versa. En somme, le terrain ressemblait plus à une piste de cirque qu’à autre chose, et le jeu n’était jamais vraiment sorti d’alpha. Face aux critiques, Sports Interactive s’était drapé dans sa superbe et avait invité les joueurs à mieux faire : « c’est la faute à votre tactique ».
Heureusement, FM15 est d’un tout autre tonneau, ce qui prouve que le développeur n’est pas resté totalement sourd aux protestations de ses supporteurs. Au lieu de multiplier les nouveautés futiles, le studio a décidé de resserrer les boulons. Le jeu n’a rien perdu de sa complexité, mais en baissant la difficulté, Sports Interactive nous laisse le bénéfice du doute : notre équipe semble faire de son mieux pour appliquer nos instructions, et pour proposer au moins un semblant de jeu, plutôt qu’une indigeste bouillie. La nouvelle interface, épurée et globalement plus efficace que l’ancienne, permet de mieux se rendre compte des capacités d’un joueur à remplir un rôle donné, et de gérer en quelques clics leur entraînement ou leur participation aux matchs de l’équipe réserve. Tout n’est évidemment pas parfait du point de vue tactique au moment où nous écrivons : les coups de pied arrêtés méritent d’être améliorés, le jeu défensif est encore perfectible, mais le match qui se joue devant nos yeux est convaincant. Les animations ont été largement améliorées, ce qui donne plus de poids et de crédibilité aux gestes des joueurs. On est évidemment loin de FIFA ou de PES, mais FM n’a jamais eu besoin de faire comme à la télé pour fasciner : le vrai spectacle est dans nos têtes.
Et c’est ainsi que l’on se reprend au jeu, pour le meilleur ou pour le pire : il faut compter dans les quarante heures pour boucler une saison pas trop chargée, ce qui n’est pas rien. Mais ces heures sont riches de tension dramatique et de plaisir de jeu. Plaisir, durant un match au couteau, de varier sa tactique, d’alterner temps forts et temps faible : on prend dès l’entame son adversaire à la gorge avec un pressing assassin, le temps de marquer un but, avant de se replier prudemment pour jouer la contre-attaque et frapper à nouveau sur une longue balle en profondeur. Plaisir de l’expérimentation tactique : et si cet ailier un peu trop égoïste balle au pied, on le découvrait Raumdeuter, interprétateur d’espace à la Thomas Müller ? La série de Sports Interactive ne s’adresse sans doute qu’aux amateurs de ballon rond, qui seuls en apprécieront le fétichisme maladif. Mais le simulateur est un formidable jeu de gestion – que les contraintes financières se font pressantes cette année ! – et un fabuleux RPG, dans lequel, ballon au pied, nos héros grimpent les niveaux, de National en L1, avant d’affronter en Ligue des Champions les géants Bavarois ou les dragons Catalans. Chaque blessure, chaque coup de blues du meneur de jeu vedette constitue une invitation à revoir notre approche, à peaufiner notre rotation. C’est que dans FM, le football est un sport cérébral : le terrain est un échiquier où l’efficacité des pièces dépend certes des finances du club, mais c’est à nous de les faire coulisser, de trouver la formule magique pour que s’accordent notre enganche et notre faux neuf, pour équilibrer la défense et l’attaque, pour conjuguer la solidité et la folie.
Pourtant, quand s’enchaînent les échéances, qu’un sommet du championnat est coincé entre un derby et un match retour de coupe d’Europe, tout se brouille, et c’est l’émotion qui prend le dessus, nous voici au bord de notre siège, on en tremble, on peste à voix haute, on hurle. Que vienne le but libérateur en toute fin de prolongations, ou la piteuse défaite, on en redemande. Le coup de génie initial de la série étant de nous laisser passif, sur le banc, spectateur impuissant des onze acteurs que l’on influence sans directement les contrôler. Tout le fatum du football en somme.
Le plus étonnant dans tout ça ? On se demande si ce n’est pas la réalité qui imite Football Manager plutôt que l’inverse. Lancée en 1992 par les frères Collyer, sous le titre Championship Manager, la série semble avoir prévu l’arrivée du foot-business. 92, c’est l’année où naît la Ligue des Champions moderne, club très fermé des puissants plutôt que compétition ouverte à tout le continent. En 95, l’arrêt Bosman libéralisait le marché des joueurs intra-communautaires. Depuis, les transferts se sont envolés, et à Londres, à Paris ou à Manchester des Cheiks et des oligarques jouent à un Football Manager grandeur nature. Et ce n’est pas tout : avec des années de retard sur les sports américains obsédés de longue date par les statistiques, le football s’est pris de passion pour les bases de données. Arsène Wenger comme José Mourinho scrutent religieusement les chiffres fournis par l’agence Opta – on ne surprendra personne en disant que ses employés sont souvent des fans de longue date de FM –, qui indiquent au mètre près quelle distance a parcouru le latéral gauche, qui dénombrent la moindre interception du milieu défensif remplaçant. Devant son écran, le joueur, qui analyse lui aussi les performances de son équipe virtuelle reproduit donc la démarche des plus grands entraîneurs.
Face à tant de calculs, on peut toujours regretter le romantisme d’une époque où les instructions se limitaient à un « come on, lads ! » bien senti, le temps des artistes à la Garrincha ou des rockers déjantés à la Gazza. Mais le mal est fait, et paradoxalement il nous reste toujours le monde imaginaire de FM, dans lequel, contre toutes attentes, les petits peuvent toujours prendre leur revanche, et animés par la foi et la patience du joueur, on peut voir Sochaux, Hull ou Alavès faire la nique aux colosses, et remplir à leur tour leur salle des trophées jusqu’au plafond.
Il nous faudra bien ça avant de nous lasser de ce nouvel opus. Football Manager est de retour, les longues nuits d’hiver n’ont qu’à bien se tenir.