En un sens, Inquisition tient de la savante compilation, dans laquelle BioWare assimile et recycle les éléments ludiques de l’open world contemporain. On reconnaît l’influence de Final Fantasy XII ou de Skyrim, les vastes paysages d’un MMO et la collecte de ressources d’un Red Dead Redemption, le château qui nous sert de base d’opération rappelle Divinity II… Les cartes parsemées d’objectifs facultatifs et d’objets à collecter évoquent les Assassin’s Creed. Le système qui consiste à envoyer des agents en mission afin d’obtenir des récompenses semble tout droit sorti de Brotherhood. Et pourtant, Inquisition est indubitablement un jeu BioWare. C’est même le plus ambitieux, le plus assuré des jeux du développeur canadien, qui conjugue magistralement ces mécanismes pour tisser un incroyable voyage, une histoire inouïe. Le souffle narratif qui traverse l’œuvre de part en part assure sa cohérence et transporte littéralement dans un ailleurs, qui n’oublie pourtant pas de parler de notre monde à travers les intérêts conflictuels de ses personnages.
La clef de l’ensemble est l’Inquisition éponyme, à la tête de laquelle est placé le joueur, messie de circonstance, qui doit, comme Shepard et tant d’autres héros avant lui, sauver le monde menacé aussi bien par une guerre de religion que par une invasion démoniaque. Chaque action, chaque détour constitue un petit pas pour une organisation fragile, qui tente de s’imposer face au chaos en rassemblant le plus d’alliés et de ressources possibles. Inquisition est un chef d’œuvre de design narratif, dont l’assurance force la suspension d’incrédulité. S’il faut ramasser dix herbes, c’est afin de fournir des potions aux soldats ; s’emparer d’une carrière permet d’améliorer la forteresse de l’ordre ; aider un chevalier en péril, c’est gagner un nouvel adepte. Afin d’avancer dans l’histoire, il est nécessaire de gagner des points de pouvoir qui seuls permettent de débloquer les missions suivantes : c’est aussi simple qu’extrêmement efficace. Tout ne va certes pas sans aspérité. Les combats, fluides plutôt que tactiques, sont parfois répétitifs. L’inventaire et le système d’artisanat manquent de poli. Inquisition n’est certes pas un grand jeu-système, il n’en a pas la rigueur mécanique : il consacre toute son énergie à nous transporter dans un univers de fantasy à la densité rarement égalée.
Depuis plus de dix ans que BioWare développe le monde de Dragon Age, celui-ci a pris une réelle ampleur. Le néophyte risque d’être perdu lorsque lui tombe dessus la rivalité entre Mages et Templiers, l’empire de Tevinter et celui d’Orlais, les Qunari et la Garde des ombres… Mais à défaut de se plonger dans les deux premiers épisodes, il gagnera à s’accrocher, car la richesse ethnologique et politique donne à l’épopée toute sa profondeur. Inspiré autant de Tolkien que de Martin ou de Donjons et Dragons, toujours ce sens de la compilation, Dragon Age n’est pas d’une originalité à toute épreuve, mais la multitude des détails, le foisonnement textuel des petits faits vrais lui donnent corps. D’autant que la position de l’Inquisiteur permet d’offrir au joueur une vue surplombante, peut-être plus appropriée à la high fantasy de l’univers que l’approche au ras du sol des deux premiers épisodes. La nature épique de l’aventure aide à gommer les quelques incohérences, et offre un fascinant survol d’une société déchirée par la guerre, depuis le bal masqué de l’impératrice – grandiose – jusqu’à la puanteur des tranchées. La richesse des intrigues politiques impressionne d’autant plus que le joueur doit y naviguer avec discernement. Il faudra choisir ses alliés avec prudence, composer avec des forces rivales, bref on retrouve les savants dilemmes qui faisaient tout le charme d’Origins. La dimension religieuse de l’Inquisition oblige ainsi à prendre position sur des questions de dogme, et notamment sur la nature de notre mission : le personnage principal du jeu est-il l’élu attendu, ou seulement un héros accidentel ? Difficile de dire pour le moment si les choix affectent en profondeur le déroulement de l’histoire, mais comme dans The Walking Dead, l’illusion est fascinante, et l’essentiel consiste peut-être à choisir la tonalité que prennent nos actions.
Bien entendu, il y a là plus de confort que de malaise, plus de vanité que de remise en question pour le joueur qui, souverain, règne sur un univers se pliant à ses caprices, et où tout le monde ne cesse de lui répéter à quel point il est indispensable. Mais l’on se gardera bien de reprocher à BioWare de satisfaire nos fantasmes de toute-puissance, puisque c’est bien là le propos d’une fantasy, qui malgré sa violence et sa dimension apocalyptique, tient surtout de l’utopie personnelle. Pourquoi se priver du vif plaisir qu’offre l’héroïsme en chambre ? Le réel, même s’il n’est pas totalement absent, attendra.
Malgré son omnipotence, l’inquisiteur se doit à ses compagnons, qui scrutent ses décisions, les discutent, prennent la mouche ou regagnent la foi. S’ils sont peut-être plus en retrait que dans Dragon Age II, qui tenait presque de la sitcom, ils n’en demeurent pas moins une présence constante, et la distribution étourdit par sa richesse : ce sont neuf combattants et trois conseillers qu’il faut apprendre à connaître, sans parler des multiples personnages d’arrière-plan… On retrouve avec plaisir certains vieux alliés comme Varric, l’archer nain, conteur mythomane et filou – il dit “marchand” – au grand cœur. Mais les nouveaux venus ne sont pas en reste, et l’on sent bien que les dialoguistes vétérans de BioWare se sont amusés comme des petits fous, multipliant les morceaux de bravoure et les remarques assassines. Ce sont assurément les femmes qui ont le beau rôle : Joséphine, ambassadrice embarrassée, Leliana, espionne et femme de foi, Cassandra, guerrière et idéaliste, constituent l’âme de l’inquisition. Et puis il y a Sera, punkette elfe à l’accent popu, attachante et ingérable, burlesque et touchante. BioWare règle avec assurance le débat quant à l’opportunité de mettre les personnages féminins en avant, tant ses héroïnes s’imposent avec naturel. Plus, le jeu efface, comme par un coup de baguette magique, les préjugés sur le genre, et le moyen-âge de Dragon Age est plus libéré sexuellement que notre frileux vingt-et-unième siècle. C’est le fabuleux pouvoir de cette fantasy, qui se modèle un monde à sa guise, qui est aussi notre aise.
Inquisition pourrait se contenter de ses intrigues, de ses problèmes de cœur et de cour, mais il est d’une telle générosité qu’il se démultiplie, comme s’il y avait deux jeux en un. C’est que l’exploration n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait croire dans les premières heures, un simple moyen d’aérer l’intrigue. Pour pleinement profiter de l’aventure, il faut se laisser porter par les paysages, accepter de se perdre dans des décors souvent somptueux. Lorsque l’on débloque les premières cartes du jeu, l’on est épaté par leur ampleur : une large vallée où gambadent les béliers, une côte battue par la pluie, où s’affrontent dans le lointain un géant et un dragon. Tous les chromos de la fantasy se sont donnés rendez-vous, des donjons verdâtres hantés d’araignées aux ruines titanesques qui dentèlent l’horizon. Mais l’on n’a encore rien vu, car alors que l’on pense avoir épuisé les surprises, d’autres lieux s’ouvrent, immenses, grandioses, à vous donner des frissons. Un gigantesque barrage se dresse à l’horizon, un château à capturer, tout là-bas nous appelle. Dans une forêt gigantesque se dressent les villas abandonnées de la noblesse orlésienne, splendeurs d’architecture.
Et puis ce désert semé de tombes naines, que surplombe une passe d’où l’on aperçoit dans la nuit lointaine les feux de camp, minuscules, tout en bas, tandis que la musique, discrète, nous saisit. Vertige d’un voyage épique, qui par moments réalise les promesses les plus folles du jeu vidéo : nous faire tâter un peu de la substance des rêves, nous offrir un monde fascinant où l’on voudrait rester pour toujours, avec nos compagnons d’équipée.
Dans ces moments, et ils sont nombreux, Dragon Age : Inquisition est beau à en pleurer.