Qu’est-ce que la virtuosité ? A cette question, le Retro Studios a certainement trouvé la réponse. Ou en tout cas, la sienne, reprenant l’héritage de Rare et du premier revival Donkey Kong pour le porter à un point d’incandescence quasi définitif et sublime. Virtuosité d’un genre, donc (le plateformer), qui après et sans doute plus encore que le dernier Mario sur Wii U, rappelle pourquoi, et comment, la tradition a du bon. A l’heure où les Cassandre prophétisent l’apocalypse pour Nintendo, ce Tropical Freeze a même quelque chose d’un pied de nez, voire d’un bras d’honneur au panache flamboyant. Sa foi, indéfectible, aveugle, sinon radicale et téméraire, dans un pur classicisme, de gameplay, de level design, de construction générale, tranche et semble vouloir dire : voilà comment continuer à faire vivre un savoir faire et le pousser encore plus loin, l’améliorer, sans égratigner un seul instant son âme. Si Tropical Freeze est, en effet, éblouissant et enterre tout le jeu de plateforme 2D depuis des lustres (le sympathique Rayman Legends est humilié), c’est qu’il ne fait que peaufiner, avec un soin extrême, et un sens du détail affolant, des mécaniques que l’on croyait connaître par coeur, mais pour les renouveler, sans jamais se réfugier dans une quelconque nostalgie.
La réussite du jeu tient aussi à ça : à l’inverse de tous les rétro-maniaques se drapant dans le pixel art comme si, ici, se trouvait une quelconque vérité supérieure du jeu vidéo (Super Meat Boy, au hasard), Tropical Freeze regarde lui en avant. Concrètement, à quoi ça tient ? On l’a déjà dit, à l’élégance du façonnage, un rendu tout en rondeur, une manière de concevoir les niveaux, les enchainements de plate-formes, la luxuriance des mécaniques, puis, surtout, le rythme. La jubilation de Tropical Freeze repose autant sur l’extrême précision qu’il attend de nous (à l’inverse de Rayman, le jeu impose une difficulté à l’ancienne, parfois sévère mais toujours juste), et la manière qu’il a de lier ce skill à une musicalité de tous les instants. Si le jeu a de « post » quelque chose, c’est peut-être là, dans sa conception hyper réfléchie, invitant le joueur doué ou expérimenté, à enchaîner les niveaux comme il jouerait la partition d’un rhythm game. L’engrenage des éléments, des plateformes, des ennemis, des objets, se déploie avec une fluidité sidérante pour celui qui en maitrise les rouages. Des passages de sauts à ceux sur rails, en vol, sous l’eau, ou à coups de tonneaux explosifs, Tropical Freeze maintient sans cesse la cadence – sans évoquer les boss, dont les patterns rappelleraient presque, parfois, ceux du meilleur shoot’em up.
S’il faut quelques niveaux pour prendre la mesure étonnante de ce petit chef d’oeuvre inattendu, c’est un maigre prix à payer pour ensuite voir se déployer une succession ininterrompue de trouvailles, toujours surprenantes, parfois traitres, mais jamais absurdes. Virtuosité, orfèvrerie, on pourrait continuer ainsi encore longtemps, sans doute, pour résumer le travail accompli par le Retro Studios. A l’heure où le jeu vidéo mute et se cherche une maturité en lorgnant vers la fiction, ce Donkey Kong dit modestement mais sûrement qu’il y a encore du chemin à faire en puisant dans les propres spécificités du jeu vidéo. Sans repli ni complaisance ou conservatisme (il pousse au contraire tout vers l’avant, à commencer par l’esthétique 2D), mais plutôt avec cette idée qui mène Nintendo depuis toujours : le génie s’acquière à l’ouvrage, en polissant toujours la même pierre. Dans une époque où la nouveauté d’hier a déjà blasé, on ne peut s’étonner que le japonais aille dans le mur, mais avec style. La preuve avec Tropical Freeze, jeu presque dandy d’une console souffrante mais qui ne lâche rien.