Il est des jours où la critique s’avère un exercice délicat : comment évoquer les défauts d’un jeu qu’on sent imputable aux caractéristiques d’un genre, sans pour autant condamner le genre lui-même ? Dire que DanganRonpa 2 est paresseux, mal écrit et sans queue ni tête, n’est-ce pas risquer d’oublier ce qui fait justement le sel du visual novel : son amateurisme débraillé et sa propension cathartique à mettre en scène des fantasmes en tous genres ? Car à l’origine, ces jeux sont le cheval de bataille des doujin, développeurs du dimanche japonais, solitaires et indépendants qui se réunissent en cercles de passionnés pour partager des œuvres autoproduites. L’écriture par accumulation (de dialogues ingénus, de stéréotypes, de situations racoleuses, etc.) est le moteur catégorique de ces fictions folles et parfois étincelantes.
Folle, l’intrigue de DanganRonpa 2 l’est assurément puisqu’elle reprend l’argument du premier épisode (Trigger Happy Havoc, sorti en début d’année sur PS Vita). De jeunes garçons et filles d’un lycée d’élite sont pris en otage et sommés de participer à un jeu de massacre organisé par un nounours machiavélique. Si d’aucuns ont rapproché cela d’un certain exotisme « extrême » de la culture japonaise (le film Battle Royale de Fukasaku en tête), on peut remonter la filiation aux contes noirs de l’adolescence à travers le monde. Comme dans Charlie et la Chocolaterie, par exemple, il s’agit ici de rassembler une quinzaine de figures malades d’unidimensionnalité : il y a l’infirmière soumise, l’athlète olympienne, la gameuse lunaire, etc. Mêlant cruauté et morale, le récit se charge d’éliminer ces protagonistes un à un. Les personnages sont des poupées et le stéréotype finit toujours par être puni par où il a péché.
Il y aurait alors un discours passionnant à mener sur le conformisme aux modèles sociétaux pendant l’adolescence, la formation d’images stéréotypées du « moi » comme recherche d’une identité en devenir, tous ces masques s’entretuant alors que se constituent les aspérités de l’individualité. Malheureusement, les auteurs qui donnent leurs voix aux personnages sont bien loin de ces préoccupations. Niveau textes, on reste aux ras des pâquerettes. Ce qui aurait pu être un roman choral de précision tourne vite à la cacophonie. Chaque personnage, conscrit dans son propre petit rôle, n’est à chaque phrase qu’une répétition poussive de son cliché. Pour un jeu de mystère, tout est trop dit, trop appuyé, seize (personnages) fois trop, et il faut attendre que le casting ait été décimé pour que l’intrigue gagne enfin un semblant de cohérence dans les derniers chapitres.
L’esthétique pop de DanganRonpa 2 a pourtant de quoi séduire. Loin du bunker terne de Virtue’s Last Reward, l’île tropicale de Jabberwock est émaillée de lieux d’attraction colorés. Le character design est propre et hétérogène, le style punchy. Tout ici n’est qu’illusion, déformation du réel. Mais cette apparence fantaisiste pose un problème de crédibilité : comment inciter le joueur à exercer son sens de la déduction dans un jeu d’enquêtes situé à l’intérieur d’un monde sans logique ? Las, les phases d’enquête qui constituent le cœur du titre déçoivent par leur aspect brouillon. Ce sont des histoires à dormir debout que le joueur devra suivre tel un spectateur, validant laborieusement les étapes successives de leur résolution, ponctuées par les exclamations de personnages candides alors qu’on aura depuis longtemps compris le truc. Appuyer sur X fait défiler des « oh ! », des « ah ! », des crépitements et des sons de cloches, ad nauseam (le « montage » sonore et visuel de l’ensemble est particulièrement écoeurant). On s’endort à regarder ces personnages s’affoler dans leur bocal, et ce ne sont pas les quelques mini jeux aussi sommaires que peu inspirés qui apporteront de la pertinence aux phases de procès. N’est pas Phoenix Wright qui veut.
En définitive, c’est cet amalgame de styles de jeu, de tons et de clichés qui porte préjudice à DanganRonpa 2 – tout comme c’était déjà le cas pour le premier épisode. Non content d’être à la fois un visual novel et un jeu d’aventure, le titre se rêve en friendship sim. À certains moments, on parcourt l’île pour passer du temps avec nos camarades. Trop succincts, ces passages ne permettent pas aux personnages d’exister davantage. Pire, la façon dont on cultive nos relations – en offrant des cadeaux aux intéressés – se rapproche d’un autre mini jeu où l’on élève un simili tamagotchi en lui donnant des objets. On gère ses amis comme on s’occupe de son animal domestique, ce qui en dit long sur la misanthropie généralisée du jeu. Car DanganRonpa 2 est surtout un petit théâtre cruel pour apprentis tortionnaires. Son goût pour la punition confine au malaise en évoquant la peine de mort (rappelons-le, toujours en vigueur au Japon), mais le jeu n’en fait rien. (À propos de société japonaise et de distanciation brechtienne, autant regarder La Pendaison de Nagisa Oshima qui était autrement plus politique.) Si le génial Persona – avec sa déformation jungienne des zones noires de l’adolescence – est un jeu de l’âge lycéen, DanganRonpa serait plutôt un jeu de l’âge collégien – c’est-à-dire du petit bourreau ingrat qui emprisonne les mouches sous un verre et leur arrache les pattes.
Se complaisant dans cette posture primitive du créateur tout puissant, le jeu est néanmoins traversé d’éclats d’audace. Ainsi, le mélange formel donne lieu à quelques surprises, comme lorsqu’il faut résoudre un meurtre en jouant à un épisode officieux de Twilight Syndrome, survival horror nippon de l’ère PS One. Et puis, il y a ce sang mauve fluo qui jonche les scènes de crimes, irréaliste, que n’aurait pas renié le Godard de Week-end. Dans ces moments, DanganRonpa 2 cesse de draguer un public avide de sévices et de héros décérébrés pour renouer avec la promesse initiale du visual novel : l’exception narrative. Adieu désespoir !