Propulsé nouvel auteur du jeu vidéo japonais avec Deadly Premonition, Hidetaka ‘Swery’ Suehiro est un petit miracle. Non pas tellement pour la qualité intrinsèque de ses jeux qui, en deux titres vus ici, tiennent autant du mash up génial que de l’aberration ludique, que pour sa démarche bordélique et symptomatique d’un mal japonais qui bizarrement fait du bien à voir. Fruit mûr et dégénéré d’une culture geek, Swery fait des jeux à la manière d’un rat de vidéo club dénué de tout calcul ou toute forme de complaisance. Dans le récent interview donné au magazine Games, il explique, dans un mélange insituable de sincérité et de langue ce bois, combien il faut du talent pour réaliser une grande série Z. En regardant son nouveau jeu, D4, Dark Dreams Don’t Die, exclusivité Xbox One distribuée en ligne, on se dit que, en effet, Swery sublime la série Z par ses propres moyens, sans recours à l’ironie, la connivence ni un quelconque discours en quête de légitimité. Alors, oui, peut-être qu’une certaine paresse ou une absence assez alarmante de réflexion dans la conception de ses jeux les font passer pour plus que ce qu’ils sont. Peut-être que derrière cet oxymore se cache un esprit plus malin qu’il n’y parait, et qui tout simplement veut croire que ses jeux branlants, mal fichus, aux mécanismes dépassés de mille ans, produisent malgré tout les conditions d’un chef d’oeuvre. On veut bien laisser Swery y croire car après tout, nous aussi, on leur trouve un charme fou, à ses jeux.
D4 donc, un jeu d’enquête, dérivé de point and click et auquel rien ne manque sauf une souris, remplacée par Kinect. C’est moins précis, rend un peu idiot, parfois (on se croirait revenu à l’ère de la Wii), mais curieusement l’expérience n’est pas déplaisante et ajoute au jeu un cachet supplémentaire que l’ergonomie au pad (possible également) n’a pas. Il ne faut pas croire pourtant qu’avec ou sans Kinect, Swery va faire bouger les lignes du jeu narratif. Qu’il va s’immiscer dans la nouvelle vague du point and click pour le réinventer avec ses intrigues allumées et un gameplay adapté. Encore moins qu’il a les prétentions, démontrées ou non, d’un David Cage. Tout est ici désuet, la mécanique est pesante, visible, parfois mal fichue, loin de la fluidité ou des feed-back émotionnels intenses d’un Telltale. Il y est bien question aussi d’arbres de dialogues, de scénario que le joueur peut tailler selon les options proposées, mais l’importance des choix est dérisoire (plus encore les conséquences, inexistantes) et ne sert qu’à nourrir un système de scoring aussi vieux que le jeu vidéo lui-même. Preuve encore de son archaïsme, D4 est bourré de mini-jeux sans une once de valeur narrative : des jeux d’adresse, de vitesse ou bien des quizz qui rallongent l’expérience à peu de frais, au point de flirter avec un je m’en foutisme sidérant. Comme Deadly Premonition était une aberration ergonomique renvoyant le survival horror à 1996, D4 est bâti sur des mécanismes d’un autre temps. On collecte laborieusement des objets, des infos, complète des listes, et jamais le joueur n’est sollicité dans ses recherches, ses déductions, son intelligence. Il score (des jeux de réflexes, le plus souvent), pour acheter des items, des costumes, comme si tout ça pouvait bien avoir un intérêt dans un jeu qui veut d’abord raconter une histoire.
Pourtant, malgré sa relative médiocrité ludique, D4 séduit et même fascine un peu, beaucoup. Fidèle à la série Z, Swery conçoit un jeu techniquement en dessous de tout (quoique pas moche, loin de là), mais qui n’a pas besoin de ça pour briller et plaire (ou plutôt si, justement, on y revient). Le miracle tient alors à l’alchimie entre des éléments de gameplay sans complexité, et la place qu’ils laissent à l’univers, l’ambiance, les personnages, l’intrigue elle-même, pourtant sans cesse parasitée par cette jouabilité fauchée qui la fait progresser. C’est d’abord ce héros traumatisé par la perte de sa bien aimée qui, en se projetant dans le passé, mène l’enquête pour faire naitre la vérité (même mal doublé deux minutes suffisent pour le faire exister). Ce sont ces personnages gravitant autour de lui, la plupart disjonctés, relecture pop et nippone des galeries de visages oniriques peuplant le cinéma de Lynch – que Swery continue de citer sans arrêt comme un fanatique aveugle. Puis surtout ces références qui se télescopent, ce goût d’une Amérique vu d’un regard étranger, ce générique de série télé échappé d’un procedural des années 80/90, ces détails dans les décors volés autant aux souvenirs, aux images, qu’à la réalité (Swery ne cesse de voyager aux US pour se documenter). Comme pour Deadly Premonition, la synthèse absconse, juvénile, d’une culture populaire prise comme pur objet de fascination, et comme esthétique, crée un jeu insolite finissant par trouver sa voix.
Apparait alors pleinement ce projet de série interactive (le jeu est vendu par grappes d’épisodes, seuls les deux premiers sont disponibles), à laquelle on pardonne (à peu près) tout pour pour ses moments d’étrangeté, ses dialogues et ses situations invraisemblables où la comédie demeurée côtoie des passages parfois aussi beaux qu’énigmatiques. Encore une fois, Swery trouve son génie dans la réalisation bâtarde, fauchée et amoureuse d’un projet fidèle à lui-même, pour ainsi dire cohérent, et qu’on veut parcourir ainsi.