Il y a si peu de stars dans le monde du jeu vidéo que les quatre ou cinq génies authentifiés qui se démènent pour aller au-delà des sempiternelles recettes connues enflamment la presse dès lors qu’on les sait à nouveau à la tâche. Ainsi de Peter Molyneux et de son nouveau rejeton vidéoludique, Black & white, à propos duquel les médias spécialisés n’auront pas tari d’éloges depuis… 1998. Normal : Molyneux profite d’un statut de référence absolue du videogame depuis 1983, année de sortie de Populous (Bullfrog), premier godgame valable entièrement issu de son imagination. Notre homme a depuis le respect éternel du gamer, notamment parce qu’il n’a de cesse de voir en lui un dieu tout-puissant capable de bâtir ou d’anéantir des mondes à sa guise.
Les bonnes idées inédites se font rares ces derniers temps, mais gageons que les éditeurs de la planète trouvent en Black & white une nouvelle source d’inspiration tant le dernier godgame de Molyneux regorgent de séduisantes innovations…
Au fond, voici probablement le jeu qui illustre au mieux l’obsession de son géniteur : le choix du bien ou du mal et ses conséquences. Aucun jugement de valeur donc, que vous incarniez la pire des crevures démoniaques ou un divin protecteur, la victoire est envisageable. La victoire ? Oui, car il s’agit bien d’un jeu à l’origine, même si l’on a tendance à l’oublier à l’usage. Un godgame assez basique au demeurant.
En premier lieu, il faut évoquer cette fameuse main, sans doute l’idée la plus ingénieuse du soft. Avec elle, vous vous déplacez dans le décor en vous agrippant aux reliefs. Vous déplacez des objets, vous déracinez les arbres, vous balancez des rochers, vous attrapez vos adorateurs, etc. Cette main donc, c’est vous. Résultat : une interface de jeu totalement inédite et furieusement efficace. Un coup de génie indéniable qui, outre le fait de vous immerger complètement dans l’univers, permet de limiter les surcharges de menus à l’écran.
Sur la terre d’Eden, les dieux se chamaillent et se disputent la foi des peuples. Plus vous convertissez de villages à votre culte, plus votre influence s’étend sur le territoire et votre puissance s’affirme. Dans la pratique, vos premiers fidèles commencent par vous aménager un temple. Dans l’ordre, suivent l’entrepôt (grâce à lui, vous pouvez entre autres connaître les désirs de vos villageois), le centre du village (où l’on mesure l’influence des dieux sur le village), les premières habitations et l’atelier. Vos disciples s’occupent tout seul, mais il faudra souvent intervenir pour accélérer le développement du village. Il suffit pour ça de les déposer à l’endroit voulu pour leur assigner une tâche : les fermiers dans les champs, les forestiers près d’un arbre, les pêcheurs sur la côte, les ouvriers près d’un bâtiment en construction, les artisans dans l’atelier. Pour la procréation, placez un homme près d’une femme. Deux ressources naturelles sont nécessaires à l’expansion de votre peuplade : le bois et la nourriture. Plus votre village compte d’adeptes, plus ceux-ci seront nombreux à vous vénérer au temple. C’est ainsi qu’apparaît la mana (la magie), troisième et dernière ressource qui accroît votre puissance divine. Avec elle, terminées les pénuries de bois ou de nourriture. Un miracle de soins et vos disciples retrouvent la pêche, un miracle d’eau et vos fermiers à la déroute retrouvent l’espoir. Là encore, chapeau bas au concepteur : il suffit de dessiner dans le vide avec la main un symbole particulier à l’écran pour que le sort apparaisse ! Extraordinaire et novatrice simplification d’interface, on se prend à utiliser la magie de façon complètement intuitive, comme si la confection d’un miracle s’exécutait simplement par la pensée… La magie donc, c’est aussi l’élément qui sert à impressionner les villages neutres ou déjà sous la coupe d’une autre divinité. La foudre, la tempête, les boules de feu, le mégablast sont autant d’artefacts dévastateurs capables de convertir un peuple effrayé par votre puissance. Autre moyen, plus doux, pour convaincre d’autres villages et accroître votre mainmise sur l’île : l’envoi de missionnaires. Mais il y a plus fort encore : montrer leur votre animal…
Venons-en effectivement à ce qui constitue la nouveauté la plus marquante du soft ludiquement parlant : l’incursion dans le jeu d’une créature. Votre représentant sur terre en vérité, tel Jésus-Christ prêchant la bonne (ou la mauvaise) parole. Certes, celle-ci se présente sous la forme d’un animal (un tigre, une vache, un singe, une tortue, un rhinocéros…) mais il s’agit uniquement d’illustrer quelques caractéristiques. Ainsi le tigre est plus robuste, mais pas bien malin, contrairement au singe qui assimile assez vite les leçons, etc. Tout ce que vous entreprenez peut lui être inculqué. En la chatouillant ou en lui administrant une grande baffe dans la gueule, vous lui signalez ce qu’il est bon de faire ou de ne pas faire. La bête impressionne toujours les villageois, toujours prêts à faire la ronde pour admirer ses pitreries. Plus tard, lorsqu’elle aura grandi, qu’elle sera capable comme vous d’utiliser la magie, votre créature pourra être votre incarnation sur terre, un alter ego indispensable pour éradiquer les divinités ennemies. Dans le même temps, prenez garde, la bête est aussi cet être vulnérable qu’un dieu malintentionné peu prendre en otage et torturer jusqu’à ce vous déclariez forfait…
Notons enfin que Black & white regorge de sous-quêtes parallèles (les défis) illustrées par des parchemins or et argent dispersés ici et là sur l’île.
Finalement, dans son principe, le jeu ne propose rien d’exceptionnel. Les mêmes étapes se répètent inlassablement au fil des vortex empruntés, d’île en île. Ca se complique certes, car les entités divines sont de plus en plus coriaces, mais il faudra toujours réitérer les mêmes actions, partir à nouveau du néant pour rallier à sa cause une île entière et expulser ou anéantir les forces divines concurrentes. Même tarif en parties multijoueurs. Non, l’intérêt de Black & white est ailleurs, dans le mélange des genres (godgame donc, RPG, aventure, stratégie) mais surtout dans la variété des découvertes et l’originalité de l’interface. Il convient également de saluer l’exploit graphique et sonore car le spectacle qui nous est offert est sans équivalent dans le jeu vidéo. Rarement on aura vu autant de détails si parfaitement reconstitués. Vous n’avez pas fini de zoomer et de reluquer les cascades, les côtes, les villages, les nombreux effets climatiques et magiques sous tous les angles. Question ambiances sonores, les studios Lionhead ont pris soin de coller à chaque type de scène une musique adéquate.
Alors, un chef-d’oeuvre Black & white ? Si l’on s’en tient au jeu en tant que tel, certainement pas, mais si l’on cause prouesses techniques et originalité ludique, sans aucun doute oui. Une œuvre d’art numérique conceptuelle à posséder impérativement dans sa ludothèque. On le supputait, c’est aujourd’hui une certitude : Black & white fera date dans l’histoire du jeu vidéo. Une excellente source d’idées pour la concurrence qui, n’en doutons pas, saura intégrer à ses clones le gameplay qui fait défaut à l’œuvre originale. Mais peut-être Molyneux lui-même planche-t-il déjà sur la question…