Depuis toujours, le jeu vidéo ne s’est jamais vraiment soucié de politique. A l’écart du monde, bordé par les frontières d’un téléviseur qui est moins une fenêtre sur les choses qu’un miroir du joueur, il s’est peu aventuré sur ce terrain des idées qui façonnent la réalité. Au contraire du cinéma rapidement utilisé comme outil de propagande, le jeu vidéo a préféré se blottir longtemps dans son immaturité ou devenir un explorateur de névroses, loin des questions d’ordre, de pouvoir et de morale. Pénétrer dans Bioshock Infinite, c’est faire cette expérience, unique et troublante, d’un grand voyage psychanalytique dans l’esthétique totalitaire. C’est être là, dans un espace à la fois ancien et nouveau, entre ce qu’on a finalement le mieux compris de lui (le jeu comme possible reflet de soi, la leçon de Silent Hill 2), et dans un recyclage impressionnant de représentations historiques et idéologiques jamais visitées de la sorte, y compris au cinéma.
Six ans après un premier épisode qui déroulait, déjà, sa vision sidérante d’une cité prométhéenne aux codes graphiques hérités des années 30, le nouveau jeu d’Irrational Games installe donc une nouvelle cathédrale vidéoludique dont la date est sans doute encore plus importante que son ainé. Chef-d’œuvre architectural, Bioshock Infinite tient du FPS expérimental, non moins dans sa prise en main (il reprend tout juste avec respect et nouveautés son mélange de gunfights et pouvoirs magiques) que dans sa construction et son ambition. Ken Levine (lire notre entretien), scénariste et concepteur désormais star d’un milieu rarement aussi radical, donne au jeu de tir en vue subjective (sinon au jeu vidéo tout court) l’un de ses objets les plus déroutants. Il invente un conte moderne, puisant dans le XXe siècle tel un archéologue pour mettre l’imagerie révolutionnaire et mégalomane au service d’une grande machine réflexive et intelligente. Outrageusement beau avec ses images d’Epinal rétro baignées de futurisme crépusculaire, Bioshock Infinite est au moins aussi fort que les pièces maîtresses d’Orwell, H.G. Wells, Jules Verne ou Philip K. Dick, auxquelles il doit tout et rien tant tout ce qui compte, ici, repose sur un autre médium. Entre science-fiction et fantastique, ce récit d’un homme, venu payer ses dettes en récupérant une fille sur une cité utopique volante (Colombia) dirigée par un prophète au culte de la personnalité digne d’un leader nord-coréen, prouve que le jeu vidéo a atteint un nouveau palier. Il est comme la synthèse folle, à la fois géniale et explosive, entre Inception, Le Magicien d’Oz, Le Triomphe de la volonté et Naissance d’une nation. Un monument transversal, invitant autant à philosopher qu’à la stupéfaction, non avec l’ambition d’une thèse ou même d’une narration claire (au contraire, le jeu avance sciemment brouillé), mais de planter son joueur dans le rêve dérangé et presque parodique d’un nouveau Métropolis.
De ses visions démentes – le jeu débute dans la chaleur d’une Colombia paisible avant d’entamer une lente chute apocalyptique à la picturalité incroyable – à son intrigue explosive, Levine malmène l’Histoire américaine, triture le racisme et ses partisans, défigure les icônes présidentielles et pousse loin son travail d’iconoclaste révolutionnaire. Bioshock Infinite est une machine intense, dense, qui sollicite en permanence un joueur transporté dans une uchronie délirante et foraine où la fantasmagorie se mélange à l’Histoire. En plus de son hallucinant trip icono-idéologique et sa bande originale venue d’un monde alternatif (des reprises rétro de Girls Just Want to Have Fun ou Tainted Love), le jeu révèle la puissante trajectoire personnelle de son personnage (et celle qui l’accompagne, la fille, précieux side kick et figure clé d’un scénario crypté). Un héros que le récit aux allures anarchiques découvre lui aussi progressivement, à l’image de l’espace de jeu qui se décompose et plonge dans le chaos, la décrépitude et la mort. Ce lien entre l’environnement et l’intrigue, l’action même et tous les éléments qui s’ajoutent comme des failles temporelles, donne peu à peu sa cohérence au jeu, qui prend toujours le temps de se dévoiler tout en laissant des vides pour la glose. Il ménage ainsi sa palette émotionnelle et narrative, pour s’achever sur un final bouleversant qui, malgré des airs de déjà vu, complète et ouvre avec acuité tout ce qui vient d’être mis en scène. Jusqu’au gameplay même qui, en ayant l’air d’être comme plaqué sur un labyrinthe narratif (cette sensation que l’action et le récit avancent indépendamment), dit en réalité mieux la façon dont Bioshock Infinite affirme son identité vidéoludique. Levine ne bâtit pas une expérience narrative, il déplace le jeu vidéo dans un environnement où tout devient narration, où le joueur est bombardé d’informations, de pistes et de symboles dans le cadre d’un jeu presque classique. Un peu comme si Mario se retrouvait propulsé chez Stanley Kubrick, et ça marche !
C’est l’autre force de Bioshock Infinite : se révéler à l’arrivée un méta-jeu à la fois gamer, intelligent et émouvant, dont le sens émerge par son expérience et non juste via sa conclusion. Mais la clé du puzzle éclaire aussi l’ambition théorique de Levine. Ambition assez haute, puisqu’elle pose son lot de réflexions, autant sur le médium que la perception de la réalité, la nature humaine, la liberté, la science et la religion. La dernière heure de jeu est ainsi construite comme un dédale vertigineux, un emboitement étourdissant de poupées russes et trous de ver où le joueur avance à la manière de son personnage, halluciné, découvrant sidéré le voyage auquel Levine l’a convié (ce qui n’est pas sans rappeler un autre chef-d’œuvre du jeu vidéo). Cette vision onirique et cauchemardesque de l’Amérique et ses démons, confiée au regard d’un héros traumatisé (on en dira pas plus), prend alors l’allure d’une monumentale tragédie expressionniste à l’humour noir. Politique et jeux vidéo ne s’en retrouvent pas mieux réconciliés du point de vue militant ; le jeu aurait même tendance à tout renverser, voyant dans l’armée du peuple voulant se libérer du joug tyrannique du prophète un gouffre de violence. Mais c’est que plutôt que choisir son camp, bien au contraire, Levine s’impose comme un auteur qui, fasciné par l’échec du surhomme, bâtit des temples de démiurge voués à la destruction. Face à la catastrophe, le joueur participe ainsi à une pure expérience esthétique où la politique est devenue un espace de jeu. Pas de quoi changer le monde, mais prendre le médium pour ce qu’il est : un incroyable moyen d’explorer une infinité de mondes possibles. Y compris les pires.
Lire notre entretien avec Ken Levine dans Chronic’art #81, en kiosque