On ce sais pas ce qui arrive aux concepteurs de FPS depuis quelques années, mais manifestement ceux-ci ne sont plus très loin de la dépression chronique. Peut-être est-ce dû au doux déclin du survival-horror, ou alors à l’influence d’une sorte de grosse flippe millénariste collective, mais la tendance du moment n’est pas à la gaudriole. Peut-être nous faisons-nous des idées : après tout, à l’époque des origines, Wolfenstein, Doom, ne provoquaient pas vraiment de grosses barres de rire, ni l’envie de se promener tout nu dans les champs de coquelicots. Mais tout de même, si on se hasarde à faire un petit bilan du genre sur Xbox 360, « l’autre pays des FPS », il y a de quoi se poser des questions : les clodos-junkies sociopathes de Condemned, le New York cradingue et les zombies casque à pointe de The Darkness, l’immense abattoir spatial de Prey, dans lequel les gens comme vous et moi sont transformés en Knacki-balls par des aliens fétichistes du sexe féminin (le saviez-vous : les vulves géantes font d’excellentes portes double-battant). Même Halo, oui, Halo, ses paysages champêtres bavarois, ses tueries joyeuses et multicolores, a fini par trahir nos aspirations blue skies : référence, évidemment, à l’avant-dernier niveau du troisième épisode, ses environnements vaselinés évoquant la dernière coloscopie de grand-maman, cette voix d’outre-tombe menaçante qui dit des trucs terribles accompagnés d’un effet fish-eye qui fait froid dans le dos, les apparitions space-cake de Cortana déconnant complètement en multilingues – ou peut-être est-ce un vrai bug de traduction, à ce niveau de délire, on ne sait plus trop.
Ne comptez pas sur BioShock pour remettre le FPS sur des rails plus enchanteurs. Pourtant, l’idée d’immerger le joueur dans une ville sous-marine à l’architecture Arts-déco rétro-futuriste laissait espérer un long voyage baignant dans une douce lumière bleutée, au cours duquel des dauphins Galak viendraient vous saluer d’un charmant « eek-eek » en frappant leur museau contre de grandes baies double-vitrées. Occasion manquée : pour vous faire une idée de ce qu’est Rapture, la citée engloutie de BioShock, il faut essayer d’imaginer ce qui se serait passé si le Curd Jürgens de L’Espion qui m’aimait était parvenu à réaliser ses projets apocalyptiques après avoir méchamment dessoudé Roger Moore avec son pistolet de gonzesse de 25 mètres de long : un cauchemar pour l’humanité, un bienfait pour les James Bond (Moonraker n’aurait probablement jamais vu le jour). Bâtie par Andrew Ryan, un milliardaire mégalo, Rapture concrétise une sorte d’utopie libérale, où les jeunes entrepreneurs qui en veulent ne seraient pas corsetés par les contraintes d’une société moraliste, où le mérite serait récompensé à sa juste valeur, où les « parasites » seraient impitoyablement rejetés. Evidemment, tout cela va très mal finir…
Lorsque Jack, le héros de BioShock, débarque à Rapture après avoir (miraculeusement ?) échappé à un crash aérien, rien ne va plus : à force d’avoir été tripatouillés génétiquement par des savants fous, les habitants de la cité se sont transformés en Chrosomes, créatures psychopathes dont le comportement peut se résumer par un lapidaire « moi vois, moi tue ». Les cadavres de leurs victimes jonchent le sol humide des différents quartiers de Rapture, ou sont utilisés au sein d’installations macabres et nécrophiles d’un goût douteux. La grande cité baroque est devenue un énorme champs de ruines sanguinolent dont les vestiges culturels sont évoqués à travers de nombreux enregistrement audio disséminés aux quatre coins de la ville. Grand puzzle narratif, BioShock développe son background par petites touches, à la manière d’un Metroid prime (ou de System Shock, ancêtre de BioShock), au risque de sombrer parfois dans la cacophonie : magnétos, messages radio des rares survivants, monologues comico-dépressifs des Chrosomes qui errent dans la ville comme des âmes en peine, la narration, riche mais pas toujours maîtrisée, de BioShock, frôle parfois la surcharge pondérale, syndrome qui menace les jeux aux ambitions démesurées et qui s’étend, par capillarité, sur la plupart des aspects d’un titre trop gourmand et trop généreux.
Plus « jeu-monstre » que « jeu-monde », BioShock impressionne par sa cohérence maladive, la sidérante beauté de ses environnements, sa volonté d’aborder des thèmes matures et d’élaborer un système narratif original et déstructuré. Et après ? Comme de nombreux FPS déviants, BioShock ne se soucie pas vraiment des fondamentaux du genre, ses mécaniques de shoot sont tout juste honorables, ses affrontements souvent confus, à la limite de l’illisibilité, la faute à des effets atmosphérique trop envahissants. La grande force de BioShock tient à cette curieuse alchimie entre les armes à feu classiques, inégales, et les pouvoirs génétiques du héros, capable de faire tomber la foudre sur ses adversaires, de les brûler vifs, ou encore de semer la zizanie dans leurs rangs pour les pousser à s’entre-tuer. Un peu de réflexion de la part du joueur suffit à réveiller la réactivité des ennemis généralement plus enclins à jouer les kamikazes : enflammer un Chrosome pour le pousser à plonger dans une étendue d’eau, puis l’électrocuter en balançant un éclair. Très vite, ce genre de stratégie prend le pas sur un mitraillage compulsif qui révèle rapidement ses limites, à tel point qu’on finit, le plus souvent, par lui préférer un bon gros coup de clé à molette sur le crâne d,un adversaire paralysé par une bonne grosse décharge électrique. Au fur et à mesure que le jeu progresse, de nouveaux pouvoirs, plus efficaces, s’offrent au joueur qui finit par acquérir un sentiment de surpuissance relativement enivrant, d’autant qu’il est possible de booster ses caractéristiques en photographiant de manière répétée ses adversaires. Problème : ce complexe de supériorité intervient trop tôt, quasiment à mi-parcours, alors que l’inspiration des concepteurs du jeu commence sérieusement à décliner.
Une fois passé l’inévitable plot-twist que l’inénarrable site web Gamerama nous a si élégamment spoilé, BioShock semble faire du surplace, sans trop savoir quoi inventer pour relancer la machine et son schéma de progression un poil répétitif : on débarque dans une grande zone ouverte, un personnage ami-ou-ennemi nous envoie chercher une dizaine de bidules technologiques aux quatre coins de la map, fouille intensive du quartier de la ville, retour à la case départ les bras chargés, boss-fight et / ou massacre de masse, passage au niveau suivant. A quelques exceptions près, pas toujours très concluantes par ailleurs, le jeu fonctionne toujours de la même manière mais semble tenir la barre jusqu’à ce que les concepteurs, probablement conscients de l’aspect un peu routinier de leur système de progression, décident d’augmenter radicalement la difficulté du jeu en rendant les Chrosomes beaucoup plus résistants, les objets de soin et les munitions beaucoup plus rares, et le mini-jeu qui se déclenche lorsqu’on tente de hacker caméras de surveillance ou tourelles défensives beaucoup plus difficile. Du game-design « poutres apparentes », que même le joueur le moins observateur du monde saura déceler, un choix d’autant plus inexplicable que le game over ne fait pas vraiment partie du vocabulaire de BioShock : de nombreuses bornes de respawn, baptisées Vita-Chambres, permettent de reprendre le combat là où il s’était arrêté après avoir perdu toute son énergie vitale, avec pour seul inconvénient l’obligation de se retaper une partie du chemin – ce qui ne dure jamais plus de quelques dizaines de secondes. Moins complaisantes que les résurrections quasi-automatiques de Prey, et intelligemment justifiées par une chouette pirouette scénaristique, les Vita-Chambres atténuent la sensation de malaise que l’on peut avoir face à tant d’agressivité gore, d’horreur caricaturale, de glauque poussé à l’extrême. Elles rendent surtout inexplicable cette hausse brutale et arbitraire de la difficulté, qui fait tâche au sein d’un jeu qui n’a pas arrêté, dans sa première partie, de tutoyer l’excellence.
Ne soyons pas trop dur : pendant quelques heures, BioShock nous aura émerveillé avant de s’affaisser bêtement sur lui-même. Difficile d’oublier ces grands moments d’angoisse face à des murs crasseux maculés de sang, ou ces grands moments d’hilarité lorsque l’intelligence artificielle des ennemis réagit de manière cocasse à une combinaison de sorts dévastateurs. A l’heure du bilan, les petites pointes de lassitudes s’effacent pour ne laisser la place qu’au souvenir de belles petites idées, dont la plus jolie est sans doute celle qui a déclenché il y a quelques mois une micro-polémique : les Petites Soeurs, fillettes mutantes qui errent dans les rues sombres de Rapture, protégées par les Big Daddies, gros balèzes en scaphandre, à la recherche de l’ADAM, substance vitale qu’elles prélèvent sur les cadavres. C’est ici qu’intervient le seul choix « moral » – une marotte des game-designers occidentaux – imposé au joueur. Une fois le Big Daddy vaincu – ce qui n’est pas une mince affaire – les Petites Soeurs pourront soit être vampirisées et délestées de leur ADAM grâce auquel le joueur pourra débloquer de nouveaux pouvoirs, soit être « libérées » de leur condition et ramenées à l’état de petite fille normale, un « sacrifice » nettement plus gratifiant sur le long terme. De notre attitude dépendra la conclusion de BioShock, les Petites Soeurs ayant un rôle de plus en plus important vers la fin du jeu. Les âmes généreuses auront le privilège de goûter à un happy end touchant, sentimental, qui fait le deuil d’une quinzaine d’heures lourdes, glauquissimes, oppressantes. Il suffisait simplement d’être patient, pour obtenir le morceau de ciel bleu que l’on réclamait quelques paragraphes plus tôt. Comme si après avoir plongé les mains et creusé pendant des heures dans une énorme couche de crasse, on finissait par tomber, comme par miracle, sur une pierre précieuse, toute petite, presque insignifiante, mais à l’éclat et au brillant incomparables.