Les machines n’appartiennent pas plus à un monde séparé que le jeu vidéo. Les premières sont le reflet de notre âme, le second une forme de matérialisation imagée de notre conscience. Comme le disait Baudrillard, l’illusion ne s’oppose pas à la réalité. C’est une banalité entendue depuis les grottes de Lascaux, quand les hommes préhistoriques lançaient leurs lances sur leurs propres dessins. Quel rapport avec Binary domain, nouveau jeu Sega conçu par l’équipe de Yakuza aujourd’hui passée au TPS futuriste entre deux épisodes de sa licence phare ? Son intrigue, et surtout ses références inavouées mais translucides qui, de Philip K Dick à Isaac Asimov, réveillent ces vieilles questions boostées par l’humanisme d’après guerre.
Ainsi des robots trop humains qui découvrent avec effroi leur vraie nature ; une machination militaro-industrielle pousse à l’ingérence sur les terres japonaises ; les rues de Tokyo sont transformées en impressionnante ère de combat futuriste ; une bande internationale de Gears of war en goguette débarquent pour casser du robot rebelle la grenade entre les dents, bref de quoi dire, une fois encore, que la Yakuza team de Toshihiro Nagoshi sait planter un décor et raconter une histoire. Ce n’est pas rien de savoir tenir un scénario avec des enjeux solides dans un environnement bourrin ou venir exploser du mecha. Pas rien sans doute, mais est-ce que ça suffit pour décoller et tenir la distance ? Quand on place autant de billes sur une intrigue, qu’on invite à une vraie réflexion sur l’homme et sa machine, forcément les attentes sont grosses. Et comme on sait, la belle histoire ne suffit pas, pour le jeu vidéo.
Binary domain est atteint d’un drôle de syndrome. Son univers est balisé mais séduisant, son intrigue est rabattue mais excitante, son gameplay éprouvé mais pas déplaisant. On se surprend plusieurs fois à céder devant son ambiance, ses décors envahis par la guerilla robotisée, ou devant le simple détail d’un corps de machine volant en éclats pour finir par ramper au sol dans un dernier élan d’énergie. Pourtant le jeu coince, assez vite et malgré toutes nos volontés. On peut être tenté de lister les amours contrariées du jeu, entre un système en escouade de héros body buildés à la Gears of war (qu’il assume avec d’incessants pieds de nez ironiques ou moqueurs à la culture américaine), et un monde aux couleurs de Vanquish, sans sa jouabilité en titane. Mais le maniérisme en jeu vidéo est secondaire. Il n’a pas beaucoup de sens. Le bug n’est pas dans la totalité des emprunts opportunistes, qui tiennent finalement bien ensemble malgré des personnages aux punchlines lourdingues et une mémorable VF au casting du sud ouest, qu’un sérieux manque de savoir faire qui ne pardonne pas.
Que Binary domain n’ait pas les finitions d’un blockbuster américain, peu importe, on pouvait s’y attendre et même, à la limite, tant mieux. Mais qu’une absence exaspérante de testing rende l’expérience si laborieuse est plus problématique. D’évidence, Nagoshi et son équipe ont oublié de jouer à leur jeu. Ils n’ont pas vu les combats de boss confus et crispants au point que certains passages deviennent absurdes, laissant le joueur sur le carreau sans pouvoir réagir, incapable de se régénérer normalement car bombardé de tirs impossibles à éviter. La difficulté n’est pas en cause. Tout est une question de calibrage mal dosé, cassant sempiternellement l’élan du jeu au point qu’il pousse à tout abandonner. Dommage que le rythme et les belles promesses d’écriture soient ainsi rompus par d’incessants parasites techniques. Impossible de les contourner, ils entravent péniblement la progression. L’injustice en jeu vidéo est impardonnable, et les belles théories sur la cybernétique que Nagoshi laissait présager deviennent finalement dérisoires, secondaires. Un joli gâchis rappelant que la Yakuza team n’a pas d’équivalente aujourd’hui sur le plan narratif, mais que pour le gameplay, c’est une autre histoire.