« Animal crossing » est une expression qui désigne le panneau routier yankee correspondant à notre « Attention ! Passages d’animaux fréquents ». C’est une mise en garde pour ralentir. Un conseil avisé pour tous les testeurs et critiques de France, pour qui le travail d’étiquetage d’Animal crossing, le jeu, fleure bon le piège à cons. Ralentir, donc, pour éviter le piège… qui nous maintiendrait au sol de nos propres préjugés. Ralentir, encore, on nous demande un effort : comment envisager la critique d’un jeu destiné à être pratiqué un peu chaque jour pendant des mois, des années ?
Une esthétique angulaire, singulière et cul-cul. Un scénario minimaliste (un être humain s’installe dans un village d’animaux). Un système de jeu déstabilisant, synchrone avec la réalité (le jeu se déroule en temps réel et prend en compte les saisons, la météo, l’heure de la journée, etc.). Une zone de jeu réduite à un malheureux village qui ferait pouffer le Numéro Six. Pour y vivre quoi ? Aucun but donné. Aucun ennemi à combattre. Aucune fin. En poussant à bout la logique extrémiste du néant, on arrive fatalement à du grand rien. Un grand rien pour un grand bien ? Pas si vite. Vous vous apprêtez à quitter la lecture de ses quelques lignes ? Comme je vous plains. Vous voilà à terre. Rivés au sol de ce que vous croyiez savoir sur le jeu vidéo. Vous n’étiez peut-être pas prêt et personne ne vous en blâmera. Franchement, si l’on ne voit pas le moindre museau se pointer à l’horizon, qui prendrait la peine de ralentir devant un simple panneau « passage d’animaux » ?
C’est empirique, ma bonne dame. Ne pas ralentir, c’est prendre le risque de se trouver devant une bête plus imposante que sa Smart, que sa Classe A, que son 4X4. Et manger du fossé. Vous vous attendiez à un lapin rose, vous voilà face à Razorback. Pour réussir à comprendre sans sortir de la route, vous ne le quittez pas des yeux. Comme vous ne lâchez plus la manette qui vous relie à Animal crossing.Et à force de pratiquer la route qui vous ramène à votre village, vous comprenez l’ampleur du changement. Tisser des liens amicaux avec des PNJs et sentir confusément qu’ils vous aiment. Vivre libre et au jour le jour. Décorer sa maison et pratiquer des dizaines de petites activités sans importance autre que celle que vous leur accordez. S’apercevoir qu’on a un second chez soi à chaque pression du bouton « power » de la console. Se rendre compte qu’on y passe beaucoup trop de temps. Accepter qu’on ne puisse pas faire autrement. Tendre une première joue, timide, à la plus grosse gifle conceptuelle et ludique de ces cinq dernières années. Puis en savourer l’ecchymose. Découvrir, enfin, que même l’usage répété de verbe à l’infinitif est impuissant à décrire la poésie d’un espace-temps personnel, la volonté de puissance d’un monde en vie et la générosité d’une oeuvre qui élève ceux qui l’approchent.
Animal crossing demeure un piège à l’usage de ceux qui ne veulent pas ralentir. Les mêmes qui ne voyaient dans Ico qu’un simple dérivé de Prince of Persia. Les indécrottables qui trouvaient que Silent Hill 2 manquait d’action. Les ringards qui critiquaient la laideur de Rez. Dans le jeu vidéo comme dans ce pauvre monde, les grandes pages de l’histoire s’écrivent toujours dans le dos des adeptes de la lecture rapide. Cette fois-ci, ne comptez pas sur moi pour les plaindre.