Haute comme trois pommes mais dotée d’un coffre de cantatrice, Zola Jesus – de son vrai nom Nika Roza Danilova – est à l’épicentre de la lame de fond « darkwave » qui s’apprête à déferler sur les côtes européennes. Après des premières parties remarquées (Fever Ray, the XX, Xiu Xiu), elle sera en concert exclusif dans le cadre des Soirées Nomades à la Fondation Cartier, le 18 novembre 2010. Elle sort aussi ces jours-ci sur le label Sacred Bones « Valusia », un mini-album.

Après une flopée d’enregistrements éparpillés sur des labels indés en vue (NotNotFun et Sacred Bones, pour ne pas les citer), la diva goth-chic est sortie de sa chrysalide. Adieu les split cassettes low-fi avec d’obscurs combos power electronics, finies les expérimentations psyché-noise sous pseudo Absinthe Minds, Zola Jesus veut apparaître au grand jour, selon une trajectoire qui n’est pas sans rappeler celle d’Ariel Pink. Avec son album Stridulum II, qui doit autant à la musique industrielle qu’à la synth-pop la plus lyrique, et le lumineux EP Valusia (sur lequel figure le magnifique Sea talk), elle touche la grâce et s’affirme comme une digne héritière de Siouxsie Sioux, d’Elizabeth Frazer et de Kate Bush – oui, les trois à la fois. Si l’on peut émettre des réserves sur la grandiloquence théâtrale qu’elle déploie avec fougue et générosité (il faut la voir arpenter la scène de gauche à droite comme un lutin démoniaque), force est de reconnaître que son chant de sirène annonciateur de l’Apocalypse ne peut laisser de glace. Et la coalition neo-coldwave a beau se dilater à vue d’oeil (Blank Dogs, Coldcave, Xeno & Oaklander, Automelodi…), Zola Jesus tire son épingle du jeu grâce à cette voix délicieusement envoûtante. D’une maturité bluffante, ses propos bien pesés ricochent délicatement entre deux gorgées de Bordeaux, suivis d’un déballage de médicaments destinés à contrer une toux coriace. Rencontre avec une forte tête de 21 ans qui laisse transparaître ses fêlures à demi-mots pudiques.

Alter Ego

« Je me suis inventé l’identité de Zola Jesus à l’âge de 15 ans, avant même que je ne compose de la musique, car j’habitais en pleine cambrousse et je n’avais pas d’autres instruments sous la main que ma voix et un synthé cheap. Je voulais effacer mon identité d’origine et ne plus exister qu’à travers ce nom, c’était une forme d’auto-aliénation consentie. J’étais tombée sur un bouquin d’Emile Zola en français, et je trouvais que le nom sonnait bien. Je n’ai lu Nana que quelques années plus tard, bien après avoir choisi ce pseudonyme… Cette association incongrue me plaisait bien, après tout Zola et Jésus étaient tous deux des révolutionnaires ».

Singularité

« J’ai passé une partie de mon enfance à Phoenix, en Arizona, puis mon adolescence dans un bled du Wisconsin, avant de migrer à Los Angeles. Je n’avais rien en commun avec les gosses de mon âge, qui n’écoutaient que de la musique pop, y compris ceux qui se prétendaient “alternatifs ». J’étais délibérément associable, je ne me sentais pas en phase avec qui que ce soit, à l’exception de mon frère autiste dont je me suis toujours sentie très proche. Sa manière de percevoir la réalité n’appartient qu’à lui et j’ai appris beaucoup de choses à travers sa vision intériorisée du monde. Je m’efforce moi aussi de trouver mon propre langage, de la manière la plus poétique et la plus sincère qui soit ».

Opéra et philosophie

« J’étais initialement destinée à faire une carrière de chanteuse d’opéra. J’ai étudié le chant lyrique de manière intensive pendant une dizaine d’années, en commençant dès l’âge de 9 ans. Il y a eu des hauts et des bas, c’était une lutte permanente contre le diktat de la perfection qui m’était infligé. C’était beaucoup trop dogmatique à mon goût, j’avais de plus en plus envie de m’en libérer pour faire ma propre musique. J’ai fini par capituler de mon plein gré pour mener à bien mes projets personnels. C’était très frustrant et douloureux d’abandonner l’opéra, même si cela m’a poussée à m’investir totalement dans ma propre musique. Zola Jesus était une manière de prendre ma revanche, de tirer profit des imperfections de ma voix, de les revendiquer plutôt que de poursuivre cette quête académique du timbre parfait. Cela dit, je garde en tête un projet d’opéra futuriste influencé par Philip K.Dick, mais je crains que ça ne soit beaucoup trop barré pour être un jour mis en scène! Par la suite, j’ai suivi des études de philosophie, j’ai décroché mon diplôme il y a à peine deux ans. Schopenhauer, Kierkegaard et Nietzsche ont été des points de repère importants dans ma vie ».

Influences

« J’ai toujours pensé que ma musique était d’une certaine manière de la pop facile d’accès comparé à ce que j’écoutais à l’époque: du harsh noise, de la musique industrielle, de la musique d’avant-garde vraiment extrême qui rejette toute forme de mélodie. Pour moi, il n’a jamais été question de pose opportuniste, j’ai été assimilée à cette scène synthwave parce que j’étais là au bon endroit et au bon moment, mais c’est ce que j’ai toujours fait, je ne me suis pas dit du jour au lendemain: « Wow, je vais écouter de la synth-pop, c’est tellement cool et branché ! ». Pour moi, c’est difficile d’admettre cela comme une influence à proprement parler, je me suis prise de passion pour ce type de musique bien avant qu’elle ne soit étiquetée minimal synth. J’écoutais aussi beaucoup Cocteau Twins et Dead Can Dance quand j’étais au lycée, tout en découvrant parallèlement les Residents, Throbbing Gristle, Whitehouse ou SPK. J’admire aussi beaucoup la démarche de Diamanda Galas, qui a commencé sa carrière en s’enregistrant chanter sous LSD, claquemurée à l’intérieur d’un bunker, dans l’isolation et la liberté la plus totale. Je souscris pleinement à cette manière de concevoir la musique, comme une expérience totale puisée au plus profond de soi et non influencée par des sources extérieures. Quand j’ai commencé à faire de la musique seule dans ma chambre, j’enregistrais tout de manière très brute, équipée seulement d’un quatre pistes, d’un synthé et de toms de batterie électronique ».

Mainstream

« Bien qu’elle soit toujours aussi sombre, j’ai voulu rendre ma musique plus accessible. C’est une décision consciente, j’avais envie d’une production plus clean, plus épurée, de me libérer de cette pénible connotation low-fi derrière laquelle il est tellement facile de se planquer. Je voulais prouver aux autres et à moi-même que je pouvais tenir la route comme songwriter à part entière. C’est un ami ingénieur du son qui a mixé le disque. J’ai tout enregistré par moi-même, mais il a clarifié le son en ajoutant des effets, en rendant la voix plus limpide et en boostant les équalisations. Mais je ne me suis jamais forcée a faire des concessions pour toucher un plus large public, c’est un cheminement personnel et spontané ».

Drums

« J’ai toujours aimé les sonorités puissantes et agressives, qu’on pourrait qualifier de masculines. Quand j’enregistrais toute seule chez moi, mon kit de batterie électronique se limitait à quatre toms, avec lesquels je produisais des pulsations vraiment simples et primitives. Je suis fascinée par les possibilités créatives qui peuvent découler d’une simple cadence martiale, comme chez Swans ou NON. Mon batteur préféré est celui de Sword Heaven, son jeu est d’une agressivité incroyable, d’une puissance vraiment animale. Je ne cherche pas à l’imiter pour autant ! Je devais jouer avec eux à Columbus, dans l’Ohio, mais le concert a été annulé au dernier moment, c’est vraiment dommage. Mais on est toujours en contact et j’espère qu’on aura un jour l’occasion de jouer ensemble ».

Masculin-féminin

« Ma musique résulte du contraste entre mon côté masculin et féminin, entre la douceur évanescente du chant et une rythmique très dure, très autoritaire. Elle possède aussi une certaine douceur, car il m’arrive comme tout le monde de me sentir vulnérable. Mais je ressens cette vulnérabilité comme une faiblesse, aussi bien dans ma musique que dans la vie. Je me bats contre cela, j’ai besoin de me sentir forte. Je suppose que je dois avoir un complexe ! Pour autant, je ne recherche pas la confrontation à tout prix, ça ne m’intéresse pas de combattre contre des moulins à vent ou d’asséner au public des messages idéologiques. Ma musique est avant tout introspective, elle me sert de catharsis ».

Concerts

« C’est ma première véritable tournée. J’ai peu joué en concert, quelques dates de ci de là, à New York, Chicago et L.A., mais c’est à peu près tout. J’ai aussi joué quelques fois avec Former Ghosts, le side-project de Jamie Stewart, de Xiu Xiu, qui est devenu un bon ami. J’ai beaucoup progressé grâce à son coup de pouce, je lui en suis très reconnaissant. Il n’est pas impossible qu’on rejoue ensemble, mais pour le moment, je me dédie entièrement à Zola Jesus. J’ai été très impressionnée de jouer à l’Olympia, c’est une salle magnifique ! ».

Stridulum

« Stridulum est le titre d’un obscur film d’horreur italien (The Visitor, en anglais, ndlr), visuellement fascinant et dont on ne trouvait jusqu’à présent que des bootlegs en VHS. Donner ce titre à mon album, c’était avant tout une manière d’attirer l’attention sur ce film méconnu. Il vient d’être réédité en DVD, c’est donc mission accomplie ! Les images de ce film sont indélébiles, je les porte toujours en moi, comme celles de The Last house on dead end street, un pseudo-snuff movie très dérangeant qui est un autre de mes films culte ».

Apocalypse

« Je suis fascinée par l’esthétique relative au chaos, à la fin des temps. J’ai le souvenir de m’être un jour baladée sous la neige autour de la maison où j’habitais, la ville semblait déserte et ce paysage fantomatique sans la moindre présence humaine m’évoquait un monde post-apocalyptique, revenu à sa quiétude originelle. J’ai d’un coup eu la sensation que j’avais vécu la fin du monde sans même m’en rendre compte. C’est une expérience très prégnante, qui définit souvent l’atmosphère de mes chansons ».

Guerre Froide

« Bien que je ne sois jamais allé en Russie, j’ai des liens très forts avec mes origines ukrainiennes, je ressens intimement ce mélange d’orgueil et d’humilité typique de l’âme slave. Je m’identifie complètement à la tradition littéraire russe: Dostoïevski, Gogol et Tourgueniev comptent parmi mes écrivains favoris. Je me sens tout aussi éloignée du mythe sex, drugs and rock’n’roll que du star system. Il y a une tendance persistante aux USA à vouloir combler le vide avec encore davantage de vide et d’entertainment superficiel, c’est la course permanente au succès. Des tas de gens sans talent sont prêts à tout pour devenir des people, ils rêvent d’être toujours plus riches et plus égoïstes, tandis que les artistes les plus créatifs et les plus authentiques sont en général voués à l’anonymat et à la marginalité. Je ne supporte pas cette vanité et ce cynisme abjects, ce culte des idoles et ces valeurs individualistes promues par la classe la plus aisée. Ce système décadent est voué à l’échec, il ne fait que générer son propre déclin ».

Propos recueillis par

Zola Jesus – Valusia
(Sacred Bones)

Voir le site officiel de Zola Jesus