Sorti de l’ombre avec une étiquette de breton soigneusement collée par la presse, Yann Tiersen déploie au fil des ans le large éventail de ses possibilités artistiques. Trompant les idées reçues, on le retrouve tour à tour investi dans les sombres laboratoires expérimentaux de Bastärd, sur diverses B.O. du cinéma français, tirant les ficelles et les archets de quelques projets pour le théâtre. Ou encore dirigeant avec brio les cordes de l’Orchestre Symphonique de Vienne sur L’Absente, son cinquième album studio. Rencontre.
Chronic’art : Peux-tu évoquer brièvement ton parcours musical, tes principales influences ?
Yann Tiersen : J’ai fait de la musique quand j’étais petit, de manière classique dans un conservatoire mais j’ai arrêté assez vite vers l’âge de 12 ou 13 ans. Puis j’ai écouté ce qui se faisait à ce moment là, dans les années 80. C’est un peu ce qui m’a donné envie de jouer dans des groupes… Du style Joy Division par exemple. J’aime toujours Joy Division, d’ailleurs, ça n’a pas trop mal vieilli, même si c’est assez rock. J’ai donc rapidement joué dans des groupes, mais rien de très original. Mes amis ont commencé à se disperser. Moi, j’avais envie de continuer et je me suis mis à jouer et à composer tout seul. Au début je faisais ça avec des claviers mais c’était pas vraiment génial. Et puis un été, je me suis mis à faire des morceaux avec du piano, des cordes… j’en ai fait pas mal. Plus tard, je les ai arrangés avec de l’accordéon, du clavecin… Je me suis senti assez à l’aise là-dedans.
Dans quel état d’esprit as-tu écrit ce nouvel album ?
L’absence est un thème assez récurent dans mes albums, j’évoque souvent des sujets liés au manque, à la peur de perdre quelque chose ou quelqu’un, l’absence quoi…D’où le titre de l’album, et par extension, l’état d’esprit.
Ta biographie parle d’un déclic que tu as eu lorsque les Têtes Raides et Françoiz Breut t’ont proposé des collaborations sur leurs albums respectifs…
En fait, j’ai eu une période de vide, je n’arrivais à rien, je me posais beaucoup de questions. Je crois que c’était du au fait que j’ai beaucoup tourné, il s’est passé plein de choses depuis Le Phare et il me fallait vivre autre chose, me nourrir de ce qui se passe ailleurs. Quand Françoiz et Dominique A sont venus me voir, j’étais justement en pleine période de doute et d’incertitude. Je crois que le fait de bosser pour d’autres m’a débloqué finalement : je me posais alors moins de questions. Je me suis remis matériellement au travail, et l’inspiration m’est revenue…
On a l’impression qu’il y a un changement de direction musicale sur cet album, une orchestration plus dense, en rupture avec nombre de tes morceaux plutôt minimalistes…
Il n’y a pas forcément plus de notes qui sont jouées… Tous mes albums sont composés de morceaux très arrangés et d’autres très épurés. Autrefois, je réalisais la plupart des morceaux seul chez moi. Lorsque je voulais des cordes, j’enregistrais toutes les parties. C’était pas un but en soi, c’était plus par manque de moyens en vérité. Aujourd’hui, il y a un côté plus live, mais la façon de travailler n’est pas forcément différente. J’avais envie d’un grand orchestre, de quelque chose de plus ample, de plus large, plutôt que de continuer à faire mes cordes tout seul dans mon coin.
Il y a aussi plus de textes chantés…
C’est vrai, j’ai écrit beaucoup plus de paroles. Les textes de Lisa Germano, les deux morceaux que je chante avec Natacha… En revanche, Dominique et Neil Hannon ont écrit leur propres textes. Bizarrement, lorsque je faisais des morceaux instrumentaux, j’avais l’impression de faire quand même des chansons, sans paroles : la structure était celle de chanson. J’aime bien ce côté jubilation, tu vois, quand il se passe plein de choses musicalement, et je pense qu’à partir du moment ou il y a un texte, il devient l’élément essentiel et la musique ne sert plus qu’à le faire ressortir. Tu es beaucoup moins libre derrière. Moi, j’ai besoin de cette liberté là, c’est pour ça qu’il y a des instrumentaux.
Ca explique sans doute que tout soit mixé quasiment au même niveau…
Exactement…
Il y a quelques années, tu émettais pourtant des réserves quant à la musicalité de la langue française. La majorité des textes sont pourtant en français sur L’Absente…
Je disais « Si j’écris en anglais, c’est parce que les chansons que j’ai faites, les mélodies de voix, se prêtent mal au français ». En plus c’est physique : j’ai lu quelque part que la langue française, même si elle est riche en vocabulaire, est assez pauvre en sonorités. C’est pour ça que nous, français, on a vachement de mal avec les langues. En tous cas, moi je ne sais pas faire… Je trouve que quelque chose de très mélodique se prête difficilement à la langue française, ou alors c’est de la soupe, genre Garou…(rires). J’adore écrire en français, mais c’est beaucoup moins mélodique. Evidemment, c’est personnel. Il y a des types comme Brassens ou Brel qui ont réussi à faire des choses assez mélodiques. J’ai l’impression que quand j’utilise le français, la mélodie n’est plus mise en avant.
Comment s’est passé la collaboration avec Neil Hannon ?
C’était suite à la Black Session. Je lui ai envoyé la maquette avec la mélodie de voix, je chantais lalala par dessus la musique, il a fait le texte et il est venu chanter. Tout simplement.
Tes orchestrations et tes arrangements sont assez méticuleux. Est-ce que quand tu entres en studio tout est préparé, tout est calé, écrit, ou est-ce que tu laisses une place à l’improvisation, à l’erreur ?
Ca dépend. Les parties de l’orchestre sont écrites, on peut difficilement faire autrement. Par contre il y a des morceaux très libres. Sur le titre avec les Têtes Raides, je me suis simplement chargé de l’accordéon, chacun est venu poser son idée et on a arrangé le morceau ensemble. Sur Méridien ou Bagatelle, j’ai fait les arrangements de cordes, de cuivres et Dominique a ajouté là dessus ses propres idées avec la guitare, Sacha, avec la batterie. A chaque fois que des gens viennent jouer, je ne leur dis jamais ce qu’il doivent faire, ils jouent à leur manière, selon leur inspiration… On se connaît tous un peu musicalement, je sais à peu près ce que chacun peut apporter. C’est ça que j’aime : lorsque le morceaux est quasiment achevé et que quelqu’un y apporte à la dernière minute une nouvelle fraîcheur.
Avant, tu étais seul avec tes instruments, alors que sur L’Absente, il y a beaucoup de monde. Comment vas-tu jouer cet album sur scène ?
On a déjà commencé à tourner : on a fait six concerts à Rennes la semaine dernière. Sur scène, on est dix. Il y a un quatuor, Marc Sens à la guitare, Quermalet à la basse. Il y aussi une batterie, une guitare et un piano. Et Claire Pichet qui chante. C’est une bonne formation pour la scène.
Tu évoquais le sens du titre de l’album… Comment est-ce que tu décides du titre d’un instrumental. Est-ce purement fantaisiste ?
Un instrumental doit suggérer des choses. Je suis très attaché à ce qui m’entoure, à ce qui se passe quand je trouve une idée, aux sensations que j’ai à un moment donné. Généralement, les titres font référence à ces choses, à ces états d’esprit. C’est très important pour moi. Ce qui m’intéresse, c’est le fait qu’un morceau soit lié au moment où je le joue.
Dans les musiques que tu écrit pour le cinéma, on a l’impression que tu cherches aussi à créer des ambiances, plus que des sons qui collent aux image… Comment ça se passe avec les réalisateurs ?
En vérité je ne fais pas vraiment des musiques de films. Je travaille toujours de la même manière, ma méthode n’est jamais différente. Dernièrement j’ai fait la musique du film de Jean-Pierre Jeunet (Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain, ndlr). Même si j’étais en plein boulot sur l’album, ce film m’a fait du bien : il a un côté vraiment positif, vraiment humain qui m’a donné une impulsion pour faire la B.O. J’aime beaucoup Jean-Pierre Jeunet aussi, ça compte. L’histoire me convenait dans son ensemble, car je ne peux pas travailler sur une image, ou sur un truc précis comme chercher à suivre une action par exemple… Même suivre un sentiment, j’ai du mal. J’ai besoin de quelque chose qui me touche personnellement, donc je fais plein de trucs, et après je recadre, j’arrange, je raccourcis… Je travaillais en même temps des titres pour l’album et des titres pour le film, sans qu’il y ait vraiment de frontières. Au final, je lui ai filé une quinzaine de morceaux. Avant, j’ai fait une musique pour le film Trois huit de Philippe Le Guay. Un film qui ça traîte de violence, d’humiliation. Il m’a beaucoup touché.
La presse française aurait bien voulu voir en toi un chanteur breton, alors que tes influences sont beaucoup plus larges et qu’il n’y a rien de folklorique dans ta musique. Comment as-tu vécu le fait qu’on cherche à te coller cette étiquette ?
C’est vrai, c’est assez curieux. Je suis attaché à le Bretagne, mais pour des raisons personnelles, parce que j’y ai vécu, parce que c’est l’endroit ou je suis né, j’y ai passé toute mon adolescence… Rennes par exemple est une ville qui m’a influencé parce que il y avait plein de concerts.
J’y ai vu Nick Cave, des gens comme ça. Et je n’aurais peut-être pas vu ça en Corrèze. Donc en ce sens ça m’a influencé. Mais c’est aussi une espèce d’effervescence qu’il y avait à Rennes à ce moment là et qu’il y a encore du reste. Il y avait plein de groupes, des facilités pour répéter, pour trouver deux ou trois concerts par semaines. C’est tout ça, plus que la Bretagne et ses traditions folkloriques qui m’a influencé.
On t’imagine assez facilement peintre ou dessinateur… En dehors de la musique, tu t’intéresses à quoi ?
Je vais beaucoup au cinéma, seulement ça fait deux-trois ans que je pense à cet album, donc du coup j’ai pas fait grand chose. J’ai lu très peu également. Par contre, j’ai vu beaucoup de cassettes, de vieux films, des Truffaut… Et puis, pour être franc, j’aime assez ne rien faire.
Quels sont tes goûts musicaux actuellement ?
J’écoute beaucoup le dernier album des Married Monk. Dirty Three aussi. J’ai pas mal écouté Kid A de Radiohead, je le trouve excellent. J’apprécie énormément également People are strange : c’est d’ailleurs pour ça que j’ai travaillé avec Ian Capple pour le mixage de mon album.
Au sujet de ta participation au disque du GISTI l’année dernière, est-ce que tu penses que des artistes comme toi ou Noir désir, ont un rôle à jouer dans cette cour là, une prise de position à prendre de par l’influence que vous pouvez avoir…
Il ne faut pas qu’il y ait de dérive ou de récupération. Je ne sais pas si c’est une question de rôle ou quoi que ce soit, mais dans ce genre de participation, c’est bien de faire des concerts et de pouvoir donner de l’argent à ces gens là. Et puis c’est vrai que ça m’énerve un peu le dénigrement de la politique, c’est quand même quelque chose de très important. On est dans une démocratie, on peut à peu près choisir la direction dans laquelle on veut aller, et c’est bien de le savoir et de ne pas se laisser bouffer. C’est très important.
Propos recueillis par
Lire notre critique de L’Absente.
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