Le remarquable choeur de chambre « Les Cris de Paris » et son répertoire éclectique, les lenteurs minimales des Mécaniques célibataires et l’hybridation musico-théâtrale réussie d’Eric Ferrand : première semaine du Festival de musiques contemporaines Why Note, à Dijon.
On lui doit deux messes (dont certains spécialistes estiment d’ailleurs qu’il est douteux de les lui attribuer), un motet, quelques dizaines de psaumes et surtout, hors du champ de la musique sacrée, plus de 250 chansons profanes dont la renommée à son époque se mesure entre autres au fait que Rabelais a détourné le texte de l’une d’entre elles (Grand Thibaut se voulant coucher) : c’est chez Clément Janequin (1485-1558, à un an près) que l’ensemble vocal Les Cris de Paris a trouvé son nom et le thème éponyme indicatif de ses concerts (on repère aussi dans l’œuvre de Janequin une chanson à cinq voix comiquement intitulée Le Caquet des femmes, dont on se dit qu’elle n’aurait pas donné un mauvais nom non plus). Créé en 1998 par le jeune chef Geoffroy Jourdain (né en 1972, il a également fondé l’ensemble de solistes Vivete Felici et co-dirige le Jeune choeur de Paris), ce remarquable chœur de chambre d’une trentaine de chanteurs, presque tous aussi jeunes que leur leader, s’est spécialisé dans le répertoire pour choeur contemporain, de la fin du XIXe à aujourd’hui : il a bien à son répertoire une dizaine de cantates de Bach et une flopée d’oeuvres de Brahms, mais c’est dans les pièces modernes et contemporaines qu’il va le plus volontiers piocher, de Poulenc, Schoenberg, Vaughan Williams ou Stravinski (pour les plus connus) à Igor Ballereau, Philippe Gouttenoire ou Jean-Christophe Marti (pour les plus contemporains), sans compter une pléiade de jeunes compositeurs de la même génération qu’eux (Alain Berlaud, Pierre-Adrien Charpy ou Denis Chevallier, pour ne citer que ceux-là). C’est donc tout naturellement, et avec une belle audace (on ne peut pas dire que la musique pour chœur soit la priorité absolue de la création contemporaine, malgré un retour de flamme récent), que le festival Why Note l’a invité à ouvrir sa dixième édition, dans le cadre monumental de l’auditorium de Dijon. Un endroit dont le groupe a su exploiter la démesure, non sans un certain humour : la configuration des lieux autorise toutes sortes de mises en scène, à commencer par une ouverture-surprise où quatre choristes s’installent sur scène (le spectateur en attend trente, et se demande un peu ce que fabriquent les autres) et, lorsque Geoffroy Jourdain ouvre le feu, restent parfaitement muets tandis que la lumière se fait sur le reste de la troupe, dispersée sur les balcons et dans l’ombre de la gigantesque scène, entonnant joyeusement les Cris de Paris (titre exact : Voulez ouyr les cris de Paris) du sus-mentionné Janequin. Un exercice gaguesque parfaitement rôdé, qui prend une dimension tout à fait savoureuse dans le cadre de l’auditorium.
Tapez 1 (ou pas)
Suivent huit pièces au cours desquelles on prend la mesure de l’excellence de la formation en général et de son chef en particulier, noyé dans une veste noire légèrement trop grande pour lui mais impressionnant de précision dans le geste et la nuance. On découvre au passage quelques pièces surprenantes, comme ces Nonsense de l’italien Goffredo Petrassi, mort en 2003, membre éminent (mais mal connu) de la seconde génération des modernistes aux côtés de Berio, Nono ou Donatoni ; dans un goût plus douteux, quoique d’une efficacité redoutable, Tapez 1 de Jacques Rebotier, autodétournement (l’expression est de l’artiste) du Lacrimosa de son propre Requiem (1993), sur un texte dont l’humour provocateur et un peu facile, entrecoupé de vociférations et de grognements plaintifs à la limite du tolérable, aura tout de même provoqué de remarquables secousses chez une partie du public.
Tapez 1 était la première des trois pièces commandées par le chœur autour du thème des « cris de la ville » (thème inépuisable, dont Steve Reich avait tiré voici quelques années le fabuleux City Life) les deux autres étant respectivement signées Daniel A. d’Adamo (fidèle du festival, présent dans la salle, chaleureusement applaudi pour Anima Urbana, œuvre dans laquelle s’entrecroisent divers témoignages sur la réalité et la violence de la mégalopole contemporaine, des extraits des Progénitures de Guyotat et un texte du poète uruguayen Luis Rojas) et Felix Ibarrondo (dont le Gau-Kanta -« chants de la nuit »- est inspiré des attentats madrilènes de mars 2004). Symptomatique de l’esprit dans lequel travaillent les Cris de Paris : Un parmi d’autres, de David Colosio (né en 1973, basse dans le choeur), curieuse variation musicale sur les combinaisons oulipiennes à partir des Cent mille milliards de poèmes de Queneau. « Le ludique est une donnée fondamentale, fascinante et surtout jubilatoire de l’esthétique oulipienne », écrit-il pour présenter son œuvre ; on ne doute pas une seule seconde qu’il soit aussi une donnée fondamentale de l’entreprise Cris de Paris, qui quitte la scène sur une reprise allégée du Voulez Ouyr les cris de Paris janequinesque, interprétée sur trente kazoos soudainement sortis des poches, à la stupéfaction des spectateurs hilares. La polyphonie pour kazoo introduite dans le temple bourguignon de la grande musique, ça mérite tout de même d’être salué.
Lent comme l’herbe qui pousse
Le lendemain, à l’heure de l’apéritif, après un petit marathon dans la rue Sainte-Anne en compagnie d’une douzaine de personnes qui cherchent toutes le fameux » hall de la coupole » (appellation trompeuse) mentionné dans la plaquette, on découvre La lenteur des végétaux d’Alain Douhéret et Guillaume Malvoisin, fondateurs de l’ensemble « Les Mécaniques célibataires ». Malgré une consonance suspecte, rien à voir a priori avec les célèbres « machines célibataires » chères à Duchamp et théorisées par Deleuze et Guattari : d’après eux, ce nom serait inspiré du texte éponyme d’un certain Raymond Leki, compositeur, écrivain et marin mort en 1952 en mer de Barents et dont le corps n’a jamais été repêché (évidemment). « Nous avons découvert l’existence de Raymond Leki presque par hasard », expliquent malicieusement les créateurs ; « l’homme est énigmatique, légèrement faussaire mais fascinant », ajoutent-ils avant de proposer quelques éléments de biographie trop romanesques pour être honnêtes. La lenteur des végétaux s’articule autour de trois récits de Guillaume Malvoisin, tous rédigés selon « un principe très simple » : « décrire un fragment de vie humaine avec le temps que prend l’herbe pour pousser ». Autour des récits, un quintette à cordes et un piano, secondés par des séquences électroniques et enregistrements d’une grande légèreté, installent une ambiance sobre, mélancolique et délicate, à la limite du minimalisme, parsemé de tentations jazz, qui ne va pas sans évoquer parfois les méditations austères mais envoûtantes d’un Ketil Bjornstad.
Le dispositif scénique (vidéo, lumière, présence des récitants) et la succession des séquences (récits parlés et enregistrés, parties jouées) sont habiles, mais la relative pauvreté des textes plombe un peu l’ensemble. Les auteurs invoquent les réminiscences d’un Cadou, ce qui est sans doute exagéré ; celles, lénifiantes, du pénible Christian Bobin, l’inénarrable Forrest Gump du Creusot, prennent malheureusement le dessus. « Pas de littérature », est-il précisé dans les « Principes fondamentaux » du spectacle, « ou celle qui, petite, tiendrait dans une poche ». C’est peut-être ça le problème.
« Suite », parfait hybride entre théâtre et musique contemporaine
Inattendu, surprenant, convaincant : l’épatante mise en scène par Eric Ferrand d’un texte du dramaturge Philippe Minyana (au Théâtre du Parvis Saint-Jean, un quart d’heure à peine après la fin de la Lenteur des Végétaux) se tient à l’exact carrefour du théâtre et de la musique contemporaine, la relation entre le récit et son accompagnement étant à la fois la principale prouesse du spectacle (intitulé Suite) et, peut-être, son principal sujet. Le texte en lui-même fait alterner deux situations, habilement distinguées par un jeu de lumières qui découpe les espaces au sol. Dans l’une, un jeune homme au maintien de dandy est harcelé de questions par quatre femmes : comment va-t-il, a-t-il oui ou non fait une dépression, que faisait-il au cours de ces derniers mois, a-t-il oui ou non été cambriolé ? Dans l’autre, le même jeune homme et les quatre mêmes femmes discutent autour d’un repas, comblant le vide absolu de leur conversation en parlant vaguement de relations communes (une certaine Estelle, une certaine Marie-Madeleine, un certain Hervé) et en s’occupant à l’excès d’une gamine imaginaire qu’il va bien falloir aller coucher à un moment ou à un autre. Il est difficile d’évoquer la valeur du texte seul (dont les ressassements, l’enchaînement sans signification des noms et le goût pour les questions persécutrices font lointainement penser aux jeux de massacre romanesques d’un Jauffret ; Philippe Minyana parle plutôt d’emprunts à l’autofiction et à « la tradition contemporaine du dialogue en boucle ») tant la musique s’interpénètre avec lui, jusqu’à se fondre dans un ensemble où il n’est plus possible de les dissocier : écrite pour flûte (Vincent Lebègue), saxophones (Joël Patin) et violoncelle (Tony Kuhn), la partition se fait actrice à part entière, s’imposant de manière naturelle comme bande-son et coloriste de dialogues qui, grâce à elle, prennent une toute autre dimension. Parallèlement à l’interaction entre musique et mots, un impressionnant travail sur les la musicalité (mélodique et rythmique) des voix permet, de manière à la fois hyper-théâtralisée et étonnamment naturelle, de renforcer l’intrication et le lien organique entre la pièce et cette ombre musicale qui se présente moins comme un « accompagnement » que comme un véritable double, actif et acteur. Une expérience absolument pas gratuite, dont la mise en oeuvre à tous points de vue remarquable montre par la pratique la totale légitimité « théorique » et l’intérêt littéraire et artistique. Suite du festival ce week-end avec notamment les Chants de l’Altaï, l’Ensemble Cairn et le Quatuor Manfred. Infos sur le site du Festival et comptes-rendus à venir sur Chronic’art.
Lire le compte-rendu de la semaine suivante : Why Note 2005 : Piano, vidéo, laptop – part.2