Au lendemain de mai 68, à l’âge atomique, il fallait être de son siècle. Le latin, symbole du passé, glorieux et souffrant, n’avait désormais plus le droit de cité. « Inclinons-nous en passant devant nos monuments aux morts, mais n’en faisons pas une religion » : Alain Bosquet.
Dans la République des Lettres, ou l’Europe intellectuelle unitaire, le savoir s’énonçait en latin. De la restauration humaniste jusqu’à la moitié du XXe, le latin a dominé l’école et l’Eglise. Son déclin s’amorce pourtant très tôt : dès la fin du XVIIe, et après une production vitale et abondante qui signalait une maîtrise de la langue, de ses styles et de ses formes -le latin sera progressivement remplacé par les vernaculaires. Les Grands Anciens (Cicéron, Tite-Live, Lucrèce, Sénèque) seront lus en traduction. Mais l’empire du latin sur la culture occidentale s’étendra encore jusque dans les années 1950, au moins sous la forme d’un pouvoir symbolique. « Toucher au latin » a longtemps déchaîné les passions. Cette langue a donc bénéficié d’un statut extraordinaire dans l’histoire de la culture occidentale, elle a formé et discipliné les esprits, véhiculé le « savoir », et, chose étrange, constamment soulevé des polémiques.
A sa source, et pendant fort longtemps, l’école a été le « pays latin » par excellence, tandis que l’Eglise en a été l’inexpugnable « forteresse ». Il ressort de l’enquête érudite et fouillée de l’auteur que la connaissance en latin des écoliers, savants et hommes d’Eglise était bien souvent sinon approximative, du moins très relâchée…
En 1546, le Concile de Trente décide d’établir le latin comme langue liturgique. Il devient le moyen d’asseoir l’autorité de l’Eglise et de garantir le contrôle des fidèles. Le si bien nommé « Quartier latin » à Paris n’est autre que le quartier des écoles. En 1526, la Sorbonne condamne les traductions, définissant la langue vulgaire comme hérétique. Elle confirme par là l’incompétence des laïcs en matière religieuse. La figure du prêtre est, en raison de sa fonction, spirituelle : un être séparé, distinct des autres hommes, jouissant seul de la plénitude de la religion. Les protestations ne manquèrent pas. Le florentin Gelli, en 1547, défendit la dignité des langues vulgaires au nom du droit du plus grand nombre à traiter de tout savoir. Il dénonçait la minorité des doctes qui dupaient le peuple lui faisant croire que rien ne pouvait être appris sans la maîtrise de la langue savante. Comme les humanistes Erasme et Brucioli, la récitation latine des psaumes lui évoquait : « un croassement de corneilles ou un piaillement de perroquets… »
A l’école, et dès la fin du XVIe, Cicéron, Virgile, Ovide, Térence, Esope, Horace, Caton, César, Salluste, ont été les auteurs fédérant le monde scolaire occidental. Les textes étaient souvent épurés de leurs passages inconvenants ou trop ouvertement païens. Hors des textes chrétiens, il fallait être vigilant aux « fables, vanités, obscénités, lascivités, idolâtries et autres perversités. » La mythologie et les récits guerriers présentaient de graves dangers pour les jeunes esprits. Mettre au moins la majuscule à deus et saisir l’occasion du paganisme débridé des Anciens permettait aux pédagogues d’édifier la jeunesse à partir d’exemples à ne pas suivre, et de démontrer par là l’indéniable supériorité du monde chrétien. Cicéron, Horace et Virgile, pauvres païens, « n’ont point voulu profiter des lumières qu’ils avaient acquises pour glorifier Dieu et mériter par là le bonheur éternel. »
L’histoire culturelle de l’Occident s’est donc écrite en latin, de la Renaissance, jusqu’au cœur du XXe siècle. C’est dire qu’il a fait l’homme, son savoir, sa morale, sa foi et son modèle d’excellence. Dans les faits, les compétences et les performances étaient médiocres, au point que l’utilité de son enseignement a toujours été discutée. En 1775, Diderot notait que : « les 19/20e passent leur vie sans lire un auteur latin, et oublient ce qu’ils ont péniblement appris. » Péremptoire, il tranchait : les langues anciennes ne sont utiles à personne, « si ce n’est aux poètes, aux orateurs, aux érudits et autres classes des littérateurs de profession, c’est-à-dire aux états de la société les moins nécessaires… » Dès la moitié du XVIIIe, en effet, le latin n’était plus utile qu’aux gens d’Eglise et à quelques professions « superflues ».
En 1968, Edgar Faure supprima le latin en sixième, jugeant que l’enseignement classique n’était plus adapté à la société, car incapable d’innover. Le latin « freine la démocratisation ». N’était-il pas un peu ridicule de parler d’un latin « bourgeois », comme on parlerait d’une physique ou d’une mathématique « bourgeoises » ? Supprimer le latin revenait à réserver la culture classique à une élite… Mais en même temps, par cette mesure, le latin montrait ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : une mesure de classement, avec ses membres honorables et ses exclus…
Au XVIe siècle, le latin scolaire n’était pas destiné à classer. Néanmoins l’école humaniste était celle d’une élite d’enfants voués à des fonctions d’élite (ambassadeurs, avocats, secrétaires de magistrature, ecclésiastiques). L’étude du latin a d’ailleurs vite engendré ses cuistres et ses pédants. Le paradigme éthique et culturel d’alors était le « courtisan ». Le Libro del Cortegiano de Baldassar Castiglione (1528) est le parfait manuel de l’homme de cour qui prévient des fats et des poseurs. Il faut en tout faire preuve de « sprezzatura » (naturel) : « cacher l’art et montrer que ce que l’on a fait et dit, est venu sans peine et presque sans y penser ». Montrer l’art « ôte entièrement le crédit et fait que l’on est peu estimé. » A bon entendeur… Les dictionnaires définissent le pédant comme « gâté par le grec et le latin », « citant sans cesse quelque auteur grec ou latin », et Molière finira magistralement par confondre latin et pédant. Celui-ci est trois fois sot, c’est un rustique et un malpoli, en général un subalterne, régent ou maître d’école. En 1622, dans L’Histoire comique de Francion, Sorel accable : « Les précepteurs sont des gens qui viennent presque de la charrue à la chaire… » La civilité réclame tout au contraire de faire la place au français. Le pédant de collège et son latin est l’antithèse des gens du monde, des dames et des gentilshommes de la cour. Sous le règne de Louis XIV, les doctes s’amendèrent et les mondains se firent plus lettrés. Polissant ses rugueuses manières, le savant peut devenir « homme du monde », c’est-à-dire fréquentable. Le mondain révise son aversion de classe à l’égard du savoir et du latin. Il est désormais convenable d’éduquer le goût et le jugement de ceux qui pourront devenir mécènes, de faire des spectateurs capables de comprendre les références mythologiques des spectacles de cour, de pouvoir lire au moins les inscriptions latines. Dès l’ouverture des collèges Jésuites, élitaires, les nobles y envoyèrent leurs fils se débrouiller avec le latin.
Au début du XVIIe siècle, le latin était devenu la langue diplomatique des cours européennes. C’est ainsi que les éducations nobiliaires l’intégrèrent en ayant pris soin de la débarrasser de tout ce qui pouvait faire vulgairement pédant. Le latin devint une matière noble, emblème de l’éducation libérale. Son inutilité reconnue ne put faire que renforcer son empire symbolique. Peu importait d’ailleurs de le savoir, il suffisait largement de l’avoir appris.
De manière constante, l’enseignement du latin au peuple a paru dangereux. Il pouvait donner le moyen de rêver d’ambitions supérieures à son état, encourager des aspirations chimériques et à terme conduire à l’esprit de contestation et de révolte. Portant à la tête, il détournait les bras destinés à l’agriculture et aux arts mécaniques. En 1747 en Espagne, des mesures rigoureuses furent décidées pour limiter le nombre d’écoles latines. On accuse le latin d’affaiblir la nation et de conduire à la décadence du royaume. « Un soldat inculte se jette dans la mêlée, un soldat frotté de latin réfléchit et laisse échapper la victoire. » En Silésie, en 1753, le pouvoir est convaincu que le latin à l’école favorise chez le paysan arrogance et désobéissance : « la plupart des bons à rien et les plus têtus parmi les paysans sont précisément ceux qui ont étudié le latin. » Lecture, écriture, calcul et morale suffisent pour obéir. Car rien de pire que des velléités de sortir de sa condition. Que les « humbles » poussent leurs enfants au latin est une déplorable manie. L. S. Mercier, dans son Tableau de Paris (1781), lance un appel solennel au gouvernement pour fermer les collèges où le latiniste est un « fléau », une « gangrène » pour le corps social tout entier. En sort « un déluge de fainéants et d’oisifs ». Le bénédictin Gourdin sera clair en écrivant en 1780 : « Il n’est que trop démontré par une funeste expérience que l’homme du peuple qu’on applique au latin […] devient infailliblement […] un poids affligeant et souvent dangereux pour l’Etat… »
Ce livre très réussi régalera ceux qu’intéresse la question de la démocratie culturelle, du poids et du pouvoir de la culture, en enrichissant considérablement le débat.
Le Latin ou l’empire d’un signe,
de Françoise Waquet
(Albin Michel, 150 F, 414 p.)