Depuis le début des années 90, Valerio Evangelisti s’est imposé comme le maître d’oeuvre du renouveau de la science-fiction transalpine. Il promeut une littérature de l’imaginaire, inventive, critique et combative. Son personnage, l’inquisiteur Eymerich, parangon de toutes les intolérances, est l’instrument de cette entreprise de réflexion salutaire. Rencontre.
Chronic’art : Trace-nous le portrait de l’inquisiteur Nicolas Eymerich.
Valerio Evangelisti : Il possède un côté de ma personnalité, mais en même temps il est le miroir de quelque chose de plus grand. Je possède moi-même un côté schizoïde, qui est d’ailleurs très commun. Mais je suis parvenu à le dépister et à l’exprimer en écrivant. Sinon je suis quelqu’un de paisible au quotidien. Eymerich est un personnage qui est à la fois très cruel, très fanatique, et aussi très fascinant. Il est beaucoup plus grand que tous les gens qui l’entourent, et beaucoup plus idéaliste, au fond. C’est-à-dire qu’il n’a pas un seul regard pour la noblesse ou le clergé. Il hait presque tout le monde. C’est un solitaire. Mais surtout, je crois qu’il est le seul à avoir un grand projet en tête. Face à lui les hérétiques deviennent une chose de moindre envergure, puisqu’ils n’ont pas son ampleur. Il y a un autre côté qui ne se rattache pas directement à moi, mais à la société en général. Il est le représentant même de l’intolérance, mais de l’intolérance charmante, de celle qu’on peut trouver également à l’intérieur de nous-mêmes. Je joue à un jeu étrange avec mon lecteur. Je le pousse à se passionner pour les aventures d’un complet salaud. A la fin, j’espère qu’il se demande ce qui s’est passé. La fascination du totalitarisme ou de l’intolérance, c’est un jeu qui n’est pas seulement conduit dans mes romans mais dans la société, tous les jours. J’écris en quelque sorte un roman réaliste (rires).
Certains auteurs d’essais traitant des années 70-80 en Italie (Persichetti et Scalzone avec La Révolution et l’Etat, Ginzburg avec Le Juge et l’Historien) ont comparé le système de « justice d’exception », utilisé pour poursuivre les participants à la lutte armée, à celui de l’Inquisition.
Il y a un texte qui est très important à ce propos : Histoire de l’intolérance en Europe de l’historien Italo Mereu. Des parallèles très forts, entre le système de l’Inquisition et celui qu’on a appliqué en Italie pendant les « années de plomb », y sont faits. Qu’il existe des similitudes, j’en suis convaincu. Le système inquisitorial était basé sur la délation. Et c’est exactement le système qu’on a adopté en Italie durant cette période. On en voit les traces encore aujourd’hui. Je dois ajouter que ce texte-là m’a si fortement frappé que j’y ai trouvé et pris le nom de mon personnage Eymerich. C’est ce livre-là qui est à l’origine de mon personnage.
Tu as publié de nombreux essais historiques portant sur divers mouvements d’extrême gauche. Tu as participé au Progetto Memoria. Quelle est l’influence des luttes sociales des années 70 sur ton œuvre ?
J’étais jeune à l’époque, et j’étais complètement conditionné par ce climat. J’ai fait partie de tous les mouvements de ces années-là, surtout à partir des années 70. A un certain point, j’ai dû en partie renoncer à la participation active. Et j’ai cru que je pouvais continuer ce que j’avais commencé d’une autre façon, en écrivant des romans. J’étais très conditionné par l’exemple de Jean-Patrick Manchette, qui avait théorisé la même chose pour le roman noir. J’ai fait presque la même opération pour le fantastique. Je ne sais pas si c’est réussi ou non, mais en tout cas il y a très peu de mes romans qui n’ont pas de connexion avec la réalité. J’y parle un peu de tout, d’impérialisme, de luttes en Amérique latine et en Afrique. Je m’exprime par exemple contre le Fonds monétaire international, ce qui n’est pas très commun dans la science-fiction.
Les autres auteurs italiens actuels de polar et de science-fiction ont-ils été influencés par l’époque des luttes sociales ?
Je crois que non, dans la majeure partie des cas. Mais quelquefois, ils le revendiquent. C’est le cas de Marcello Fois, un auteur de roman noir, qui traite beaucoup de politique dans ses romans ; mais son point de vue est plutôt celui du parti communiste italien de l’époque. Il y en a d’autres qui se classent comme écrivains de gauche. Mais, dans leurs œuvres, cette filiation n’est pas toujours si claire. Dans le domaine du fantastique, il y a au moins trois auteurs qui sont très liés à cette époque. Nicoletta Vallorani, originaire de Milan, et aussi Luca Masalli. Mais c’est surtout au niveau théorique, lorsqu’on parle des potentialités de la science-fiction ou du roman noir, que ce côté politique émerge réellement avec précision. Il faut dire aussi que l’Italie reste encore un terrain très peu favorable pour exposer des idées d’extrême gauche, sinon d’une façon très métaphorique. C’est ce qu’on essaie de faire.
En Italie, tu œuvres pour faire connaître, en tant qu’écrivain, Cesare Battisti, auteur de romans noirs réfugié en France. Qu’est-ce qui te plaît dans son écriture ?
La spontanéité. J’ai la chance de pouvoir le lire en italien, avant qu’il ne soit traduit en français. Il emploie une langue très populaire et très vive, pleine de couleurs. C’est un styliste, même s’il ne le paraît pas. Même si les traductions en français sont très bonnes, je crois que les lecteurs français finissent par s’intéresser plus à l’intrigue, à l’histoire de réfugiés italiens en France. Mais c’est avant tout un styliste. Il emploie un vocabulaire très étrange. Souvent il y a des mots d’espagnol ou des expressions françaises au milieu du reste. Mais ça ne m’empêche pas de le trouver vraiment intéressant. Il est beaucoup plus intéressant qu’une quantité de personnages -je ne donne pas de noms- qu’on nous envoie d’Amérique latine, et qui ne font que poser, comme s’ils étaient les maîtres du roman noir. A mon avis, ils jouent des rôles, ils jouent des comédies. Cesare est un personnage vrai, à la différence de beaucoup de ses collègues.
On est devenus amis. On a même collaboré un peu. J’ai écrit la préface de son livre Dernières cartouches. On a beaucoup de projets à réaliser ensemble. Mon espoir serait de pouvoir un jour le traîner en Italie, mais je sais que ça va être très difficile.
Penses-tu écrire de la littérature engagée ?
J’écris de la littérature populaire, ou c’est ce que je voudrais écrire, puisque je crois profondément en la potentialité de la littérature populaire. Il y a un roman que je juge un chef-d’œuvre, inconnu en Italie, qui est Le Juif errant d’Eugène Sue. C’est « une intrigue de jésuites ». Il y a des personnages… Par exemple une femme qui veut se délivrer du conditionnement de la société de son temps, un ouvrier persécuté par ses patrons, un prêtre qui va en Amérique du Sud pour se confronter à l’ordre auquel il appartient. Et ces personnages, représentatifs de leur époque, sont synthétisés dans des figures qui traversent toute l’Histoire, le juif errant et la juive errante. L’un, c’est la classe ouvrière et l’autre, la femme, le mouvement de libération de la femme, pour employer un terme moderne. Ils vont se rencontrer, et à partir de ce moment-là l’humanité va changer. C’est extraordinaire ce qu’a pu faire cet écrivain au XIXe siècle. Il a exprimé des idées qui sont toujours actuelles, peut-être encore plus actuelles aujourd’hui, par le moyen de la littérature populaire. C’est comme ça que beaucoup d’idées démocratiques, ou progressistes, m’ont touché, et je ne sais combien de gens, grâce à des écrivains populaires, de Dumas aux auteurs modernes de science-fiction. Donc, si « littérature engagée » est un terme que je n’aime pas trop, puisqu’il peut recouvrir n’importe quoi, le terme « littérature populaire » me convient mieux.
Pourquoi as-tu choisi de fonder une revue, Carmilla, mêlant les littératures de l’imaginaire et la politique ?
C’est curieux, Carmilla est réalisée par des rédacteurs qui, dans plusieurs cas, sont des lecteurs de science-fiction, mais qui ne sont pas des professionnels de la science-fiction. Ils sont presque tous issus d’une autre revue, Progetto Memoria, qui explorait les antagonismes sociaux. A un moment donné, on a décidé qu’il nous fallait toucher un public plus vaste par d’autres moyens. Puisque j’avais déjà ma petite renommée dans le domaine de la science-fiction, on a pris la décision de faire une revue de science-fiction. Ensuite, on a récolté, dans toute l’Italie, les forces qui étaient prêtes à y adhérer. Cette revue est un étrange mélange. On y trouve des articles politiques, d’autres qui s’occupent de fantastique, ou même de jeu de rôles, ou de n’importe quoi. Je crois que c’est une opération importante. Progetto Memoria se vendait à un peu plus de 150 exemplaires, alors que Carmilla, si on avait les moyens d’imprimer plus, pourrait, j’en suis sûr, vendre tout son stock.
Quelle est l’origine du titre Carmilla ?
Carmilla était un vampire, très différent de Dracula. Dracula est le plus célèbre des vampires. Il vit la nuit, c’est un personnage sombre et terrifiant. Tandis que Carmilla est le nom d’une vampire tirée d’une nouvelle de l’Irlandais Sheridan Le Fanu. Elle est très séduisante. Elle agit pendant la journée, et autour d’elle ne plane pas cet air de mort. Avec cette revue, on souhaite communiquer des idées, celles-là mêmes que nous avions dans les années 70, et les rendre séduisantes. C’est pour ça qu’on a choisi le plus séduisant des vampires, parce qu’on voulait nous aussi vampiriser les gens.
La figure d’une divinité féminine lunaire est récurrente dans tes romans.
C’est un côté de notre civilisation que le christianisme a supprimé. Je crois qu’il y a d’autres responsables, mais c’est surtout le christianisme qui a nié tout ce qu’il y avait de féminin dans la vie. Les sorcières n’étaient pas des adoratrices du diable, au moins au début. Elles étaient liées à des aspects du paganisme en rapport avec la féminité, la Lune, la Terre. Tout ce qui est concret et en même temps poétique est ce que l’Eglise catholique a le plus haï pendant toute son histoire. Elle en est arrivée au point de brûler des femmes innocentes Je suis « né » comme adulte, comme personne, à une période où il y avait une gauche nouvelle, qui cherchait notamment à concilier le moment de l’individualité et de la liberté personnelle avec le moment collectif, avec les grandes transformations sociales. L’époque résonnait de ces phrases : « Etre dur avec joie », « Le personnel, c’est politique ». Tout ça faisait allusion, je crois, à un mélange des éléments masculin et féminin, à une libération qui se voulait complète. C’était très important à ce moment-là, par exemple, la lutte contre la psychiatrie coercitive, ou bien contre les institutions totales. C’était une esquisse de révolution libertaire. J’ai encore ces idées. J’aime le paganisme, pas tout, mais une grande partie, et j’espère qu’un jour, le yin et le yang seront réconciliés.
Comment juges-tu l’état de la science-fiction en Europe ?
Il est très différent d’un pays à l’autre. En tout cas il y a encore un gros complexe d’infériorité à l’égard des Américains et des Anglo-Saxons, bien que les Britanniques soient évidemment dans l’Europe.
Je trouve que dans la majorité des œuvres produites en Europe il y a une recherche. Pas de grandes nouveautés ni de bouleversements, mais une recherche pour sortir des clichés. Au contraire, la majorité des travaux qui arrivent des Etats-Unis sont d’une banalité désolante en ce moment. J’espère qu’on peut réellement faire de l’Europe le laboratoire d’un nouveau type de science-fiction ou de littérature populaire. Mon idéal reste celui du roman noir français, qui a su s’imposer, et même, avec quelques-uns de ses auteurs, gagner sa bataille contre la littérature prétendue « noble ». Je crois que c’est possible en Europe. J’ai lu aussi des choses merveilleuses d’auteurs russes peu connus.
Tu as un jour défini la science-fiction comme la « littérature de l’inquiétude ».
Peut-être que ce jour-là j’étais inquiet… La SF est à peu près le seul genre littéraire qui n’a pas obligatoirement des personnages positifs. Beaucoup de romans sont très troublants, par exemple ceux de Philip K. Dick, où la réflexion porte sur une réalité difficile à saisir, tendant à la schizophrénie. Il y en a beaucoup d’autres ; ceux qui parlent du danger atomique, par exemple. Ce n’est pas réellement une littérature de la consolation. Mais cette définition s’appliquait plus à la science-fiction des années 70 aux Etats-Unis qu’à la science-fiction actuelle. Autrefois, le cinéma ou la télé puisaient dans la science-fiction pour avoir des idées. Maintenant, surtout aux Etats-Unis, le panorama est beaucoup plus plat, ce sont les auteurs qui finissent par imiter les téléfilms, et ça c’est négatif. Je suis persuadé que la science-fiction a cette potentialité qui lui vient d’une grande liberté intérieure, qui lui vient même de l’ambiguïté.
La théorie de l’abolition des genres semble être l’un de tes thèmes de prédilection.
L’abolition des genres n’est pas une théorie, c’est une réalité. Un genre littéraire n’est pas toujours immortel. Lorsque j’étais très jeune, on lisait des westerns, maintenant le genre est tombé en désuétude. Même la science-fiction que je lisais quand j’étais gamin n’existe presque plus. Les histoires de pirates ont moins de poids. Ce que j’écris peut être très difficilement considéré comme de la science-fiction classique. Je traite de plusieurs genres dans le même texte, comme tant d’autres. Je pense aux auteurs américains Thomas Pynchon ou Don De Lillo, qui s’approprient des éléments de la science-fiction ou d’autres genres romanesques. Personnellement, je ne théorise pas de genre nouveau qui soit la synthèse de tous, je théorise plutôt l’expérimentation qui est faite dans ce domaine. Si on se réduit à lire toujours la même chose, c’est la mort du roman de genre.
Tu parles souvent de « colonisation de l’imaginaire ».
Oui, c’est la nouvelle loi que le système capitaliste a adopté pour imposer sa vision du monde. Autrefois, au temps des anciens partis socialistes européens, à la fin du XIXe siècle, on disait : Il nous faut huit heures pour travailler, huit heures pour apprendre, huit heures pour se reposer. Maintenant, tout est presque confondu. Les heures de repos sont elles aussi un mécanisme d’accumulation. C’est-à-dire que le champ de l’immatériel est aussi fort que le champ du matériel. Mais si, lorsque je rentre chez moi, je peux, en quelque sorte, laisser dehors le champ du matériel, le champ de l’immatériel me suit dans ma maison, à la télé, dans tous les aspects de l’information, même dans mes rêves.
Je crois que le capitalisme a gagné la bataille en imposant des rêves, des modèles de vie. Vous avez vu comme tous les pays de l’Est se sont écroulés d’un coup, en suivant un rêve occidental qui était devenu impossible à éviter. Et ça, c’est une force qui devrait être mesurée. Il faudrait une nouvelle théorie de la valeur du travail, mais appliquée cette fois à des choses immatérielles. Par exemple, si je prends un briquet commun et un autre d’une marque connue, le deuxième vaut plus. Il vaut plus parce qu’il y a cette marque, c’est-à-dire qu’il y a de l’information en plus qui est arrivée jusqu’au consommateur. Donc, il y a toute une partie de l’information qui fait partie du système économique On le voit dans l’importance d’Internet, on le voit aussi dans la perte de matérialité de l’économie. Aujourd’hui la Bourse a une importance fondamentale. Tout ce nouveau monde est à explorer, mais je doute que les armes ou les méthodes d’analyse traditionnelles soient suffisantes. Il faut un peu de science-fiction pour comprendre la dynamique de tout ça.
Quels sont les auteurs qui t’ont influencé et ceux que tu apprécies actuellement ?
J’ai toujours lu beaucoup. Je dois dire qu’en ce qui concerne le style littéraire, tout ce que j’ai appris, je l’ai appris d’Umberto Eco. A l’époque où il écrivait des essais. Je trouvais sa langue merveilleuse, parce qu’elle était très claire et très précise. Il a sans doute influencé ma grammaire et ma façon d’écrire simplement mais clairement. Après il y en a eu d’autres. J’ai toujours lu un peu tout et n’importe quoi. Pas toujours de la science-fiction, heureusement pour ma santé mentale. J’ai été influencé par des écrivains américains comme Budd Schulberg, qui m’ont beaucoup appris sur le style du roman moderne. Ensuite, j’ai été influencé par la Bible.
L’écrivain que j’ai le plus aimé dernièrement est une nouveauté en Italie. C’est un Anglais, qui s’appelle, en Italie, Derek Raymond, et en France, Robin Cook. Un grand auteur de romans noirs. Mais si je devais citer les livres qui m’ont impressionné récemment, le public potentiel de cette interview aurait de grosses surprises, puisqu’il s’agit de textes sur le cinéma de série B. Je lis surtout des choses inutiles. J’ai une collection de livres inutiles, une bibliothèque complète du bizarre, du stupide, de l’inutile. Les plus incroyables théories scientifiques, les textes sur le cinéma de série Z. Perdre du temps, je crois que c’est révolutionnaire dans une société qui veut les huit heures qui nous restent.
Propos recueillis par et
Lire notre critique de Cherudek, dernier roman de l’auteur, et, en archives, celle de Nicolas Eymerich, inquisiteur