Avec une fréquentation en hausse et une sélection toujours aussi pointue, le 22e Festival des Trois Continents de Nantes fut comme ses précédentes éditions : un bon cru. On notera sans grande surprise la domination quasi exclusive, et logique, de l’Asie.
Voici un palmarès qui a le mérite d’être clair. Le jury du 22e Festival des Trois Continents de Nantes, qui ne montre que des films d’Amérique latine, Afrique et Asie, n’a finalement distingué que cette dernière région. Il a en effet accordé deux prix, la Montgolfière d’or et le Prix de la mise en scène, au Quai, deuxième film du Chinois Jia Zhang-ke, déjà primé en 1998 pour Xiao Wu, artisan pickpocket. Un choix incontestable. Le Quai retrace la désillusion d’une troupe de théâtre, depuis 1979, quand elle élabore des pièces de propagande, jusqu’au retour à la case départ, de nos jours. Jia Zhang-ke filme le village de Fenyang comme un camp de redressement où même le flirt ne se fraie pas de passage, le « vaste monde » semble une autre planète, seule la dérision fait office d’échappatoire. Des cadres fixes, à la juste distance, redonnent leur liberté aux acteurs, tous amateurs. Cette épopée sortira prochainement en salles dans une version « courte » de 2 heures 30.
L’Iran sans clichés
En dehors de cette exception chinoise (finie, là-bas, l’euphorie créative d’il y a dix ans…), l’Iran et le Japon dominaient la sélection. Rien de nouveau depuis Cannes, ce qui montre surtout que les « grands » festivals ont adoubé des tendances que les frères Jalladeau ont relevées ici depuis des années (principalement la découverte de Kiarostami et du cinéma iranien). Le Cercle de Jafar Panahi, présenté hors compétition, Lion d’or à Venise, pèche par son système théorique trop fermé, mais l’inédit Le Garçon et le Soldat de Seyyed Reza Mir-Karami respire la fraîcheur et Le Jour où je suis devenu une femme est une première oeuvre d’une maîtrise stupéfiante.
La réalisatrice Marzieh Meshkeni a radicalisé jusqu’à l’épure poétique un triptyque écrit par son mari Mohsen Makhmalbaf (figure décidément inévitable dans le cinéma iranien contemporain ; il a récemment écrit le scénario du deuxième long métrage de sa fille, Samira, Le Tableau noir). Soit trois trajectoires hautement symboliques : une fille de neuf ans n’a que quelques heures de liberté avant qu’on lui mette le voile noir, une femme est interdite de vélo par son mari et une vieille dame achète de quoi meubler une maison entière pour l’emporter sur la mer. Le film n’a pas, contrairement à d’autres de ce pays, d’alibi documentaire ambigu. Marzieh Meshkeni assume son carcan théorique, l’expurge de toute lourdeur et le hisse jusqu’au surréalisme. Entre autres moments de grâce, la scène d’échange de sucette entre la fille et un garçon fera date dans le cinéma iranien par ses sous-entendus sexuels loin de toute vulgarité. Un hommage au chef-opérateur Mahmoud Kalari et des rencontres avec une délégation de professionnels venue d’Iran complétaient cet aperçu du cinéma iranien qui a brisé bien des clichés.
La douce folie japonaise
Le Japon avait deux films hors compétition, l’incontournable Eureka de Shinji Aoyama et le dispensable L’Idiote de Macoto Tezka, ramassis de stéréotypes prétentieux. L’occasion de constater que même dans un pays aussi fertile que le Japon, on cultive allègrement le navet. En compétition, Visage de Junji Sakamoto commence et se termine magnifiquement mais se perd un peu au milieu. Il demeure un exemple frappant de la fixette actuelle des Japonais qui n’en finissent plus de filmer la folie, ici douce et subtile.
Un thème que Makoto Shinozaki avait traité comme jamais avec Okaeri en 1995. Le réalisateur présentait à Nantes son deuxième film, Pas oublié, plus gai, plus explicite, peut-être trop, en tout cas quand même déroutant : un trio de vétérans de la guerre 39-45 sauve le Japon, et notamment un jeune ado perdu, d’une organisation fascisante. Le jury a primé la pertinence du casting, dominé par Tomio Aoki, 77 ans, acteur de 500 films (environ…) depuis les années 30, pépé craquant qui trépigna de joie lorsque la jurée Isild Le Besco lui a fait la bise.
Compétition sans l’Afrique
Parmi les dix films en compétition se distinguait aussi Les Lutteurs, film indien de Buddhadeb Dasgupta, avec sa poésie unique (une femme écoute les mots qui se parlent dans une boîte aux lettres) et l’utilisation de chansons originales, pour ce pays de comédies musicales. Tout surprend et ravit dans ce film intransigeant. L’inverse, malheureusement, de Telegram, film de l’Indonésien Slamet Rahardjo Djarot, que l’on aurait voulu aimer. Produit par la France, rescapé d’un pays qui a étouffé son cinéma, Telegram se plante en singeant l’auteurisme à l’occidentale avec des images léchées et un discours militant tout cuit.
Trois frères du Kazakh Sérik Aprimov et Le Puits du Tadjik Djamshed Usmonov (en clôture) ont été jugés à l’unanimité beaux, intimes et sympathiques. Par contre, Couronnement, du Chilien Silvio Caiozzi, fut le mal aimé de la compétition. Doté d’un gros budget mis à contribution pour une trame et une réalisation au final très classique (la décadence d’un héritier de grande famille), Couronnement n’est pas le genre de films qu’on aime primer à Nantes. N’empêche que la réalisation baroque de Silvio Caiozzi, sous influence Visconti-Welles, est impressionnante, et le film est empreint d’une religiosité toute latine. Aussi typique, Au sud d’une passion, de l’Argentine Cristina Fasulino, est un honorable premier film, porté par une actrice qui change de look comme de mec (elle joue une prostituée). Au total, une très bonne sélection, ce n’est jamais gagné à Nantes.
Et l’Afrique dans tout ça ? Désespérante. Le Malien Cheick-Oumar Sissoko présentait son dernier film, Bàttu, dans le cadre d’un hommage à son œuvre. Honte sur moi, je ne l’ai pas vu, et me suis rabattu sur Adanggaman, film ivoirien de Roger Gnoan M’bala. Même constat que pour Telegram : sujet intéressant (l’esclavage entre Noirs), malheureusement filmé sous un angle pompeux et esthétisant. Cette tentative de coller aux canons « internationaux » est une impasse. Le dilemme d’une production assistée par la France fut d’ailleurs abordé au cours d’un séminaire « Produire au Sud ». Cette manifestation, une innovation de cette année, a initié sept jeunes producteurs (Bénin, Pérou, Thaïlande…) à notre système de production.
L’ancien est le moderne
Le festival a réalisé un autre vieux rêve cette année : l’intégrale Glauber Rocha, jusqu’à l’inédit L’Age de la terre (1980). Ce cinéaste brésilien défendait avec ses tripes un cinéma exalté, le reste du Cinema Nuovo qui fascina tant les militants tiers-mondistes des années 60. Les frères Jalladeau ont surtout voulu mettre l’accent sur la cohérence esthétique et thématique de son œuvre en insistant moins sur les idéaux politiques divers qu’elle contenait. Les fans disent « c’est baroque, c’est fou, du Glauber, quoi », les plus intimes ont discuté de l’actualité de son oeuvre lors d’une table ronde. Ce cinéma peut barber profondément le spectateur novice. Mais ne gâchons pas le plaisir qu’y ont pris les gauchos en tous genres et de tout âge.
Il fallait choisir, car la carte blanche à Donald Richie, un des spécialistes les plus éminents du cinéma japonais, ne comportait que des perles. Ce n’est pas en deux mots qu’on parlerait d’une sélection intime et pointue. Sa conférence pour comparer les deux versions d’Herbes flottantes de Yasujiro Ozu était un des grands moments de la semaine. La version la plus célèbre, parlante, en couleur, de 1959 était diffusée après celle de 1934, dans laquelle un gamin de onze ans, Tomio Aoki, semble tenir le même rôle que dans Pas oublié, soixante-quatre ans plus tard : un éternel enfant espiègle. Ce film muet de 1934 était à la fois le plus vieux (ex aequo), le plus moderne et le plus beau film du festival.
Palmarès 2000
Mongolfière d’or et Prix de la mise en scène :
« Le Quai » de Jia Zhang-ke (Chine)
Montgolfière d’argent :
« Le Garçon et le soldat » de Seyyed Reza Mir-Karami (Iran)
Prix spécial du jury ex aequo :
« Trois frères » de Sérik Aprimov (Kazakhstan) et « Le Jour où je suis devenu une femme » de Marzieh Meshkeni (Iran)
Meilleure actrice :
Kyoto Kasami dans « Pas oublié » (Japon)
Meilleur acteur :
Tomio Aoki, Minoru Oki et Tatsuya Mihashi dans « Pas oublié »
Prix du public :
« Les Lutteurs » de Buddhadeb Dasgupta (Inde)
Mentions à « Visage » de Junji Sakamoto (Japon) et « Le Jour où je suis devenu une femme »
Prix du Jury jeune public :
« Trois frères » et « Le Garçon et le soldat »
Mention à « Le Jour où je suis devenu une femme »