Après Les Corps ouverts et Les Terres froides (son chef-d’œuvre), Sébastien Lifshitz nous revient avec Presque rien, dont le titre en forme d’excuse peine à dissimuler le talent du jeune homme. Nous avons donc tenté d’en savoir un peu plus…
Chronic’art : Presque rien donne l’impression d’un film serein, moins tendu et moins noir que les précédents.
Sébastien Lifshitz : C’est vrai. C’est un film plus doux, en demi-teinte, plus imprégné par la mélancolie que par le tragique.
On ressent comme une volonté d’atténuer le romanesque, relégué hors-champ, comme la séparation des deux garçons ou la tentative de suicide de Mathieu. Même la mort du frère est seulement évoquée. C’est comme un mélo minimaliste, presque intérieur au personnage de Mathieu.
Le film reposait moins sur un récit que sur un personnage. J’ai tenté de faire un portrait plutôt que de raconter une histoire avec un début, un milieu et une fin. A partir du moment où vous faites un récit éclaté, et que vous mettez de côté un certain nombre d’éléments narratifs, les ellipses créent forcément une certaine opacité. Le spectateur est ainsi obligé de se raccrocher aux deux individus qui sont filmés, ce qui accentue cet effet de portrait. Quoi qu’il en soit, le sujet ne réside pas dans cette histoire d’amour…
… qui n’a d’ailleurs rien de passionnel…
Non, c’est une première fois, une rencontre de vacances… Montrer le pourquoi du comment de la relation amoureuse me semblait sans intérêt. C’est pourquoi je me suis concentré sur un personnage en construction, qui va croiser un garçon sur sa route, découvrir son identité sexuelle, et s’accrocher avec sa famille plus tôt que prévu. Mathieu est en marche, et dans cette marche, il y a des rencontres, des événements, qui ne sont d’ailleurs pas forcément élucidés. Par exemple, je ne voulais pas réduire le suicide à une explication psychologisante, trop ponctuelle. Il fallait donc donner au spectateur des pistes, des débuts de réponse, et le laisser imaginer. Un suicide met en perspective tout un individu, ça parle de son enfance, de ses parents. La psy elle même ne comprend pas totalement. Comme le spectateur, elle pose des questions, et les réponses sont évasives, ou se limitent à des silences. Ces ellipses permettent peut-être au spectateur de projeter sa propre histoire, sa propre expérience. Trop souvent, les films se contentent de poser une question et d’y donner une réponse. Ce n’est plus qu’un jeu, comme dans une sorte de Cluedo. Je souhaitais que le spectateur soit vraiment actif en voyant Presque rien.
A contrario des Terres froides, il n’y a pas ici de geste ou d’acte qui sorte le protagoniste de son intériorisation, comme un refus de montrer quelque chose de violent.
C’est vraiment un film vu de l’intérieur. Il n’y a ni paroxysme ni exultation, étant donné que les extrêmes sont moins présents par rapport aux films précédents. Dans Les Terres froides, le personnage imposait son rythme au film, et l’image prenait son pouls, épousait son point de vue, que ce soit dans ses affects, sa tristesse, ou son agressivité. Presque rien fonctionne à l’identique, mais Mathieu est plus contemplatif.
La musique de Perry Blake ouvre et clôt le film, comme si elle était garante de sa mélancolie.
Tout à fait. C’est presque la voix intérieure de Mathieu. Les génériques de début me font chier. J’ai toujours envie de les réduire à deux ou trois cartons explicatifs. Là, je me suis senti obligé de faire un long générique avec la musique de Perry, qui est comme la clé de sol du film. Grâce à elle, on entre tout de suite dans une humeur. Quand on pénètre dans une salle de cinéma, on arrive avec toute la tension de la rue, de l’extérieur, et il faut un peu se lâcher, s’ouvrir à quelque chose. Tout à coup, la musique crée une sensation hypnotique, elle vous saisit et vous guide vers la tonalité du film. A un moment, je voulais simplement mettre cinq minutes de noir avec la musique, mais on m’a dit que c’était impossible, que les télés n’auraient pas du tout aimé.
Les deux chansons ont été composées pour le film ?
Non, elles font partie de son deuxième album. Je les ai calées au montage en attendant que Perry finisse de travailler sur les titres destinés précisément au film, et je m’y suis tellement habitué que, du coup, je n’ai pas eu envie de les enlever. On a quand même décidé de sortir un compact de cinq titres comprenant ces deux chansons plus trois autres, inédites et également très belles.
Dans Presque rien, le père est absent alors qu’il s’agissait d’une figure centrale dans vos deux précédents opus. On se demande d’ailleurs si l’apaisement du film ne vient pas de cette absence.
Je ne sais pas, je vous laisse cette explication. Là, vous venez de faire une projection, ce que j’aime énormément. J’apprécie qu’un spectateur me dise qu’il comprenne telle chose dans un espace où je n’ai pas donné de réponse. Pourquoi pas ? Il ne faut pas limiter le film à un sens.
La structure du film, tout en sautes temporelles, rappelle celle des Corps ouverts…
C’est un récit éclaté, en effet, mais différent des Corps ouverts. Dans ce dernier, il y a un éclatement permanent, alors que dans Presque rien, il s’agit de blocs de récit qui s’opposent. Ca participe toujours de cette idée de portrait. Je voulais vraiment que Presque rien se distingue des Corps ouverts. L’été y suit un mouvement ascendant ; alors que l’hiver, de manière presque masochiste, détruit ce que l’été construit. En même temps, je trouve que ces directions contraires ne s’annulent pas mais s’additionnent, un peu à l’image de la vie. On a beau être ballotté dans des courants antagonistes, ça ne nous empêche pas d’avancer. L’individu reste en marche, et cette marche se fait dans un certain tumulte. Je voulais fonctionner sur ces oppositions. De la même manière, le montage est souvent cut, un peu brutal parfois, pour créer ces lignes de tension.
Votre vision du sexe est assez crue. Seriez-vous prêt à inclure de la pornographie dans vos films ?
Pourquoi pas. Si le film le demande et du moment que ce n’est pas gratuit, qu’on ne joue pas sur la provocation. Mais ça demeure compliqué par rapport aux comédiens et à des tas d’autres choses. L’Empire des sens est une œuvre magnifique, tout sauf impudique, tout sauf pornographique, malgré les pénétrations, le sperme. Pour moi, la pornographie, c’est un acte sexuel qui n’est pas motivé par un sentiment. Les corps sont réduits à des mécaniques. On est uniquement dans un aspect physiologique de l’acte sexuel, ce qui, par ailleurs, peut-être très intéressant. Dans L’Empire des sens, au contraire, tout est motivé par le désir et les sentiments des personnages.
Comment avez-vous réagi à la forme de censure dont vous avez été victime sur Arte avec Les Terres froides ?
J’ai trouvé ça totalement injustifié, presque choquant étant donné que la série s’appelle « Gauche / Droite » et qu’elle a pour sujet le politique. C’est difficile de voir sa liberté d’expression réduite à ce point à l’intérieur d’une chaîne censée proposer un espace de liberté à des artistes. C’est comme un semi-silence d’avoir été programmé à minuit, même si on se doutait que l’on ne passerait pas en prime time. Beaucoup de questions en sont sorties, notamment sur la réception du cinéma par la télévision, sur le travail qu’elle offre. On est quand même très formaté. De plus, Le Petit voleur d’Erick Zonca a été diffusé en première partie de soirée alors qu’il comporte lui aussi des scènes de violence physique et sexuelle. Mais Zonca a fait un million d’entrées, a été primé à Cannes : le rapport de force n’est pas le même.
L’affiche de Presque rien a été conçue par Pierre et Gilles : n’est-ce pas sacrifier à la culture gay dominante dont le film est très éloigné ?
C’est juste. En même temps, je ne voulais pas d’une affiche classique. J’aime beaucoup le travail de Pierre et Gilles, et c’était une belle occasion de collaboration artistique. J’avais envie d’une image décalée, presque iconique, et Pierre et Gilles travaillent sur les icônes populaires, dans le sens noble du terme. L’affiche s’adresse à tous, malgré son imagerie homosexuelle, ses deux garçons aux corps érotisés. Elle accroche le regard, bien qu’elle fasse davantage songer à un récit d’été qu’à la démarche globale du film. Mais c’était vraiment volontaire. Vous savez, le 7 juin, il y a 19 films qui sortent. On a des moyens limités, et il faut se faire remarquer un minimum. De toute façon, les gens ne vont pas voir un film en se fiant à une affiche ; la presse est là pour les guider plus précisément.
Est-ce que vous avez l’impression de faire partie d’une famille de cinéastes ?
Une famille, je ne sais pas, ça ne serait pas à moi de le dire. Mais dernièrement, deux réalisatrices m’ont particulièrement saisi. Noémie Lvovsky, avec La Vie ne me fait pas peur, film jouissif, inventif, avec un regard sur l’enfance cruel et très drôle à la fois. Et Claire Denis, avec Beau travail qui est une véritable proposition de cinéma. Je me sens de toute façon plus proche des gens qui sont du côté de l’image.
Des projets ?
J’ai tourné un documentaire au mois d’octobre, aux Etats-Unis. Mais je préfère garder le sujet secret pour le moment.
Propos recueillis par
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