Rencontre avec Maya Roy, suite à la fièvre cubaine qui s’est emparée de l’Europe depuis bientôt trois ans. Journaliste et maître de conférences à Paris VIII, Roy est l’auteur de Musiques Cubaines. Un livre publié par Actes Sud et la Cité de la Musique qui retrace de façon très rigoureuse la grande épopée du patrimoine cubain passé, actuel et à venir. De la rumba aux fusions en cours, du religieux à la salsa piquante, du rural au groove urbain… tous les genres y passent. Avec leurs histoires respectives. Et leurs idoles consacrées. Un ouvrage incontournable, accompagné par une excellente compilation, dédié à tous ceux qui souhaitent comprendre la genèse d’un son pluriel, qui tire sa principale force d’une « rencontre brutale » entre l’Europe et l’Afrique aux siècles passés (cf. la tragédie esclavagiste).
Chronic’art : Les musiques cubaines rencontrent actuellement un succès inespéré sur les scènes européennes. Comment expliquer ce phénomène ?
Maya Roy : L’ouverture au tourisme et le fait que Cuba soit depuis trois ans une destination très fréquentée ont fait découvrir la musique sur place à des gens qui jusque là ne connaissaient rien de cette île. La création d’entreprises mixtes, la légalisation du dollar en 1993 ont eu pour résultat que les musiciens cubains se produisent à l’étranger dans une proportion bien plus grande qu’auparavant. Les tournées sont un moyen de gagner des dollars, ce qui à Cuba aujourd’hui est une question de survie. Il ne faut pas oublier que sur place, les musiciens qui se produisent dans les lieux où l’entrée se paye en dollars sont, eux, payés généralement en pesos cubains. Du coup s’est créé un marché pour le disque et le spectacle. Bien sûr, il a fallu que la musique plaise. Sans doute répond-elle à une vague d’exotisme qui dure depuis plus longtemps en Europe, le désir d’une musique qui respire la joie de vivre, la liberté des corps dans la danse. Il y a aussi la curiosité de découvrir des sons « nouveaux », c’est une musique très variée, qui va des rythmes traditionnels aux musiques fusions les plus actuelles, il y en a pour tous les goûts, et les labels non cubains puisent dans ce vivier.
Compay Segundo, Ibrahim Ferrer, la Casa de la Trova… Les papys et les mamys font de la résistance. La mouvance « rétro » l’emporte largement sur les nouvelles générations, entre autres grâce à l’album du collectif Buena Vista Social Club, sorti il y a deux ans par Ry Cooder. N’est-ce pas un peu surprenant ?
En partie, oui, surtout à cause du succès qu’ils remportent aussi chez les jeunes, même si ce n’est sans doute pas le public le plus nombreux. Les sociologues pourraient se pencher sur la question ! Il y a le goût pour une musique jouée avec des instruments plus acoustiques qu’électroniques, une nostalgie d’un passé révolu, l’émotion de voir des octogénaires et nonagénaires totalement alertes, et surtout qui ont l’air de « s’éclater » sur scène (il faut dire qu’à Cuba même, plus personne chez les jeunes ne s’intéressait à cette musique jugée d’un autre âge). Dans cette tradition de la Trova, du son traditionnel, il y a une grande délicatesse, et le chant à plusieurs voix semble fasciner les gens ici. Mais j’y vois aussi une façon d’enfermer Cuba dans son passé, dans une sorte de ghetto musical et historique qui, d’une certaine manière, nie l’avancée musicale et les modes d’expression contemporains, alors que la musique populaire est toujours liée à la société dans laquelle elle se crée, un mode d’expression et de communication au contemporain.
Les nouvelles générations d’artistes cubains sont en train d’entériner de nouvelles fusions entre leurs musiques et différentes influences venues du monde entier, avec le risque parfois de prêter le flanc au show-biz. Vous en pensez quoi ?
Depuis que les jeunes artistes cubains ont la possibilité d’enregistrer pour des labels étrangers et que leurs disques sont plus largement diffusés, ils sont confrontés au problème qui se pose à tout artiste sur le marché international : liberté de création contre « ce qui marche » selon des critères fixés par les impératifs commerciaux et les intérêts de ceux qui produisent la musique. Pour l’instant, les multinationales se sont surtout emparées des trésors des archives cubaines et misent essentiellement, parmi les artistes encore vivants, sur ceux qui évoquent le style des années cinquante. Du coup, le marché s’est resserré pour les formations « modernes », qui enregistrent surtout pour des labels espagnols comme Eurotropical, ou, aux Etats-Unis, pour RMM, grand promoteur de la salsa un peu édulcorée à l’usage des teenagers. La musique-fusion dont vous parlez étant très complexe dans son écriture, parfois difficile à danser pour un public non cubain, avec des morceaux beaucoup plus longs que le standard international et des textes dont les allusions sont parfois difficiles à saisir pour un étranger, elle a parfois tendance à se simplifier, à se cantonner à une thématique érotico-amoureuse réputée « internationale », ce qui peut conduire à lui faire perdre sa personnalité propre pour l’adapter aux canons internationaux. D’autant que les jeunes Cubains sont les adeptes inconditionnels de cette musique-fusion : les orchestres ne peuvent ni perdre leur public naturel sur place, ni être en rupture complète avec le marché. C’est un peu la quadrature du cercle qui me fait dire dans mon livre qu’actuellement, la musique de danse est « à la croisée des chemins ».
Dans le nouveau paysage musical qui se dessine à La Havane, on trouve des groupes de jeunes artistes qui ne succombent aux charmes des nouveaux mélanges et qui tiennent a revisiter le patrimoine, comme Jóvenes Clásicos Del Son. Comment sont-ils vus par leur génération ?
Les formations de type septette traditionnel de son se multiplient aujourd’hui, au rythme de la demande du marché extérieur. On y trouve aussi bien des autodidactes que des musiciens formés dans les conservatoires, qui ont l’espoir de percer et de voyager à l’étranger. Souvent ces groupes reproduisent un répertoire très classique que l’étranger découvre, mais qui laisse de côté des trésors moins convenus. Ce n’est pas le cas de Jóvenes Clásicos del Son qui ont perçu le danger de répétition et qui, tout en modernisant un peu les arrangements, recréent des pièces peu connues ou en composent eux-mêmes de nouvelles. Ils ont conquis un public à Cuba même. Dans la polémique qui a éclaté l’année dernière à propos du Grammy Award décerné au disque Buena Vista social club, c’étaient surtout les jeunes musiciens qui trouvaient scandaleux qu’on veuille enfermer leur art dans les sonorités des années cinquante. Ils se sont sentis niés par la mode rétro. Et il faut bien reconnaître qu’à Cuba, la jeunesse, si elle respecte la musique traditionnelle qu’elle redécouvre, ne se pâme pas devant les « papys » : car nombreux sont ceux des anciennes générations qui chantent, dansent et s’accompagnent à la guitare lors de fêtes familiales ou de voisinage.
Les musiques cubaines profitent beaucoup plus à ceux qui les managent qu’à ceux qui les font. Qu’en est-il de la condition faite aux artistes ? Quel statut ?
La situation a évolué depuis 1993. Les night-clubs se sont multipliés, pour entrer il faut des dollars, ce qui limite considérablement l’accès du public cubain « normal ». Quand on a quelques dollars seulement, on les emploie à des achats de première nécessité. Les musiciens, eux, sont payés en pesos, et dans certains cabarets où une formation peut être employée au mois, si on les paie en dollars, leur salaire mensuel est l’équivalent d’un salaire en pesos au taux de change officiel, c’est-à-dire entre 15 et 20 dollars. Le premier bénéficiaire est donc l’État, d’autant que tout groupe qui ne se produit pas suffisamment sur place perd le droit au salaire de travailleur fonctionnaire. L’État se sert aussi au passage en percevant un pourcentage sur tout contrat à l’extérieur. Pour les tournées à l’extérieur, les organisateurs de festivals à l’étranger se ruent sur les groupes cubains, ceux-ci ayant cassé les prix du marché, ce qui explique en partie leur omniprésence au détriment par exemple des groupes portoricains ou new-yorkais. Et même certains directeurs de groupes cubains qui ne veulent pas se vendre « pour un plat de lentilles » font les frais de cette concurrence interne. Jusqu’ici, l’Europe, qui n’est pas partie prenante du blocus, était un lieu privilégié. Mais il est clair que la fascination exercée par les Etats-Unis joue à plein, et si un groupe obtient son visa pour ce pays, il laisse tomber immédiatement ses engagements sur le vieux continent. Enfin, les labels qui viennent enregistrer à La Havane où existent maintenant des studios semi-privés performants trouvent des musiciens à la virtuosité exceptionnelle qui acceptent, par nécessité immédiate, de travailler à des tarifs ridicules.
Comment votre parcours s’est-il confondu avec ces musiques?
J’ai découvert ces musiques chez des familles antillaises amies qui, au début des années 60, écoutaient l’orchestre Aragon et les soneros comme le Septeto Nacional d’Ignacio Piñeiro, Arsenio Rodriguez, Chapottin et Miguelito Cuní, etc. Comme j’adorais danser, inutile de vous faire un dessin…. ! Ensuite, la salsa a pris le relais au début des années 70, j’habitais la province, mais je ne ratais aucun des concerts parisiens, la Chapelle des Lombards avec Pierre Goldmann, Azuquita y su Melao. Et en 1976, j’ai fait mon premier voyage à Cuba, en touriste individuel, pour voir en chair et en os les musiciens qui m’avaient tant plu, et j’y suis retournée régulièrement. A une époque où personne ne s’intéressait tellement à eux, j’ai été reçue comme une reine, et c’est d’eux que j’ai tout appris. J’ai aussi vécu en République dominicaine où la salsa était à l’époque à égalité avec le merengue, et de fil en aiguille, j’ai eu envie de faire partager cette passion à mon retour, en faisant des émissions de radio en province, puis à Paris. Jusqu’à ce livre où j’ai pu transcrire une petite partie de toute l’expérience accumulée, en espérant donner à d’autres le désir d’en faire autant.
Propos recueillis par
Musiques Cubaines de Maya Roy, coll. « Musiques du Monde » (Actes Sud/Cité de la Musique), 120 F.
Deux sites pour en savoir plus sur l’actualité musicale cubaine :
la chaîne salsa de Canalweb, ou bien son site complice, Cubafolk