Dostoïevski, Gorki, Gogol et autres grands classiques écartés, on n’a vraiment su de quoi était faite la littérature russe qu’avec le récent débarquement de jeunes auteurs, originaux (Viktor Pelevine) ou moins (Andreï Makine). Avec ces nouvelles traductions de Ludmila Oulistkaïa et Tatiana Tolstoï, les poupées russes font à leur tour parler d’elles.
Anatoli Kim, Andreï Makine (sans doute le plus fameux des écrivains russes – dans son cas, disons d’origine russe – contemporains, grâce à un Prix Goncourt au milieu des années quatre-vingt-dix), Iouri Boïda (Le train zéro), Viktor Pelevine : ils sont quelques uns, peu nombreux, dont les noms franchissent l’Oural et arrivent en France en amenant avec eux la certitude que la littérature russe contemporaine non seulement existe mais encore, comme le montrent certains d’entre eux (pas tous, bien évidemment), qu’elle ne manque ni de souffle ni de créativité. Ludmila Oulitskaïa en fait partie, qu’on avait véritablement découvert avec le second de ses titres traduits en français, Sonietchka, couronné du Médicis Etranger voici six ans ; on se rappelle tout particulièrement ses remarquables Joyeuses funérailles, curieuse comédie tragicomique et multiconfessionnelle dans un loft d’artiste à Manhattan et hilarante galerie de portraits bohèmes et religieux au chevet d’un peintre juif émigré à l’agonie. Le roman fleurait bon l’ivresse (vodka, on s’en doute) et la nostalgie (celle des immigrés new-yorkais pour la mère patrie, probablement ressentie par l’auteur elle-même lors de ses séjours américains) ; il est probablement ce qu’Oulitskaïa a jusqu’à présent écrit de meilleur. On n’en goûtera pas moins avec plaisir le charme de ce deuxième recueil de nouvelles traduit, dix ans ou presque après Les pauvres parents qui avaient inauguré sa carrière française.
Les grands enfants
Le titre, comme toujours, ne manque pas d’être explicite : il sera question d’amours, de sentiments, de passions, pour tous les âges et tous les goûts. En fait d’âge, c’est surtout à l’enfance que s’intéresse l’écrivain, et particulièrement à ce tunnel vers l’adolescence et le désenchantement qu’on a si souvent fait parcourir aux héros de romans : ainsi de « La varicelle », inquiétante après-midi ludique entre fillettes moscovites où, à aller trop loin dans le mime universel de la maternité et du docteur, on finit par passer sans s’en rendre compte de l’innocence au macabre. La plus réussie des nouvelles de ce recueil est à ce titre « Un si gentil garçon », délicieuse transposition personnelle de la Lolita made in USA de Nabokov : « A l’époque où Humbert Humbert se languissait de sa bien-aimée impubère et échafaudait des plans inhumains pour épouser la pauvre Haze, à l’autre bout du monde, un professeur solitaire enseignant la philosophie, atteint lui aussi d’un mal d’amour allant à l’encontre des normes communément admises, se mariait avec une dame qui, même dans ses rêves les plus fous, n’aurait pu prétendre à un aussi brillant parti. »
Tchernobyl II : bienvenue sur la terre
A ce recueil aimable mais un peu court – quoique fort bien écrit, on pourra toutefois préférer un autre aspect de la littérature russe contemporaine, plus baroque et ambitieux celui-là ; Tatiana Tolstoï, née en 1951 à Leningrad, nous expédie deux ou trois siècles dans l’avenir (c’est-à-dire, comme on va vite le comprendre, vers le passé), après un Tchernobyl qui a à peu près tout rasé du monde que l’on connaît. Bienvenue dans une sorte de néo-Moyen Age gothique et surréel où les humains mutent à tour de bras (il leur y pousse des queues, des doubles mentons et des membres surnuméraires) lorsqu’ils ne se transforment pas en créatures médiévales façon Bosch ou Van der Weyden : la planète est sale est couverte de rouille, à tel point qu’on s’en sert pour tout (repas, artisanat, vie courante) ; elle grouille de souris, si bien qu’on en mange du matin au soir. Une monstrueuse transposition science-fictionnelle de l’ex-Union Soviétique, en quelque sorte, dont Tatiana Tolstoï démultiplie les changements en les projetant dans un hors-temps post-nucléaire où voisinent archaïsmes folkloriques de la vieille Russie éternelle et aberrations futuristes à la saveur d’après-apocalypse. Elle ne s’est d’ailleurs pas contenté d’imaginer un monde : elle en a aussi inventé la langue, donnant ainsi à son Slynx une dimension et une force supplémentaire.
« Moult intéressant sera »
« Comment transposer en français le russe archaïque et truculent que parlent la plupart des personnages du Slynx ? », s’interroge ainsi dans son avant-propos le (méritant) traducteur, Christophe Glogowski. « En faire abstraction eût été vider le livre de sa sève, puisque ce parler antédiluvien non seulement alimente en permanence l’humour de l’auteur, mais s’impose, au fil des pages, comme l’idiome paradoxalement logique pour des passagers d’une nef des fous rescapés d’un démantèlement de l’URSS » ; pour « sauvegarder linguistiquement » la substance du roman, il a donc eu recours à des bribes d’ancien français du XVIe siècle, convoquant les « moult » et les « oncques », les « céans » et les « mignons » pour restituer l’étrangeté et le charme de cet incroyable univers qui lorgne volontiers vers Ray Bradbury (Fahrenheit 451), y mêlant une forte dose d’anciennes légendes et superstitions locales. Dans ce monde en pleine régression animale – à tout le moins servile -, l’ignorance est loi : les livres, décrétés radioactifs par un oukaze du petit tyran totalitaire en place, sont rigoureusement interdits. « Il a bel et bien été dit : interdiction de garder des livres en son logis ; celui qui en détient ne doit les cacher ; celui qui les cache sera soigné. » Rien n’excite tant que ce que l’on croit être dangereux, ainsi que l’apprendra bien vite le héros du Slynx, Benedikt : stupéfait par sa découverte d’un vieux bouquin rescapé (« On aurait dit une espèce de boîte, mais ce n’en était pas vraiment une. A l’intérieur, des feuillets blanchâtres qui ressemblaient à de l’écorce de bouleau fraîche, mais en plus clair ; minces, trop plus que minces, et comme saupoudrés de petites saletés ou de graines de pavot »), il n’aura de cesse d’en trouver d’autres, fins ou épais, sérieux ou graveleux, qui l’emmèneront de surprises en éblouissements : « Davantaige se présenta obstacle inopiné ; y avait des livres qui s’appelaient ‘revues’, et ce qui était dedans n’était point l’œuvre d’un seul mignon mais d’une dizaine, et chacun y était allé de ses propres écrits. »
Poétique de l’époque
C’est cette quête semée d’embûches contre l’ignorance crasse de ce siècle futur que nous raconte Tatiana Tolstoï, laquelle, à un condensé d’allusions SF et de résurgences folkloriques de la vieille Russie (mœurs, vocabulaire, chansons populaires, comptines, légendes et contes cruels, à commencer par celui du « Slynx », justement, un effroyable animal imaginaire et métaphorique que les « mignons du bourg Fiodor-Kouzmitchsk », eux, croient bien réel), ajoute d’innombrables références aux classiques de la littérature russe, d’Alexander Blok à Pouchkine, Natalia Krandievskaïa, Pasternak ou Zabolotski. Aussi Le Slynx se donne-t-il également comme une tentative de reconstitution de la bibliothèque idéale, enfouie sous la cendre d’une époque rien moins que poétique et qu’il s’agit maintenant de dégager, révélant au passage des fragments conceptuels flous qui n’ont pas passé sans mal l’épreuve des temps (la « Phelosophy » ou les « Otudes Oniversitaires », parmi d’autres). L’actualité du monde baroque imaginé avec une formidable invention par Tatiana Tolstoï ne s’en confirme qu’un peu plus. On pourra le vérifier en parcourant les Billets d’humeur incorrects qu’elles publient également aujourd’hui en contrepoint du roman : une quinzaine de chroniques éclectiques parues au cours des années quatre-vingt-dix, de la fin de la Perestroïka à la naissance anarchique de l’individualisme libéral. Nonobstant quelques papiers légers d’un intérêt relatif (« Les jambes »), c’est surtout l’état – culturel, politique, social, imaginaire – de la Russie d’aujourd’hui qui forme le nœud gordien des réflexions de l’auteur. « Mais il ne faut pas confondre les genres. Il y a d’une part ce qu’on appelle la vie, d’autre part ce qu’on appelle la littérature. Si je me réveillais et que soudain tout soit comme avant, que Zykina chante les larges espaces, qu’il faille faire la queue pour acheter de la crème de gruyère, que Nabokov soit dissimulé au fond de la bibliothèque derrière la première rangée de livres, non, je préférerais m’attacher tout de suite une pierre autour du cou et me jeter dans la Iaouza. Non, pour moi, l’unique moyen de tenir tête à une réalité sinistre, quelle qu’elle soit, c’est de la rendre poétique. »
Ludmila Oulitskaïa : Un si bel amour (traduit du russe par Sophie Benech, Gallimard, « Du Monde Entier »)
Tatiana Tolstoï : Le Slynx & Billets d’humeur incorrects (traduits du russe par Christophe Glogowski et Marianne Gourg, Robert Laffont, « Pavillons)