Kistch, le jazz funk céleste de Lonnie Smith et de ses Cosmic Echoes ? Trois rééditions succulentes estampillées au sceau des seventies démontrent que son groove afro et ses méditations cristallines restent, 25 ans plus tard, parfaitement indémodables.
« Un ami m’avait un jour donné un disque de lui. Ce disque était resté posé pendant un an et demi peut-être. Puis un jour, alors que j’étais seul, je l’ai écouté à faible volume. J’ai entendu une sorte de respect, quelque chose d’anormal et j’ai vu que le producteur était Bob Thiele, comme chez Coltrane »*. La musique qui semble avoir tant fasciné l’auteur de ces confidences, le batteur Christian Vander, est celle du pianiste Lonnie Liston Smith à sa grande époque lorsque, après quelques années aux côtés de Roland Kirk, Pharoah Sanders, Gato Barbieri et Miles Davis, il forme avec son frère les Cosmic Echoes. S’il fallait ne retenir qu’une poignée d’albums emblématiques du son jazz-funk qui, dans la lignée des premiers pas électriques de Miles Davis (le génie en moins, s’empresseront d’ajouter certains), caractériseront les années 70, ceux des Cosmic Echoes s’imposeraient immédiatement parmi les quatre ou cinq premiers. La quintessence de ces seventies au carrefour des genres est là, dans cette bordée de galettes délicieusement funky où, à cheval entre musiques savantes et populaires, Lonnie Smith et ses acolytes bâtissent un monde mystique et langoureux et insufflent l’air du temps aux schèmes de ce jazz modal au sein duquel ils se sont jusqu’alors nourris.
Originaire de Richmond (Virginie), c’est avec les Jazz Messengers d’Art Blakey qu’il prend le train pour New York, dans la première moitié des années soixante. Après un passage d’un an dans le groupe de Max Roach (plus ou moins événementiel dans la mesure où le batteur n’avait pas l’habitude d’intégrer le piano à son orchestre), malheureusement jamais immortalisé sur disque, il rejoint le polysouffleur Rahsaan Roland Kirk avec lequel il enregistre les albums Dont you cry, beautiful Edith (Verve) et Here’s comes the Whistleman (Atlantic). Si sa notoriété va grandissant au fil des mois, ce n’est qu’en 1968 que croîtra le plus rapidement sa réputation avec son entrée au sein de l’un des groupes phares de la scène de l’époque – celui du saxophoniste Pharoah Sanders. Dans l’effervescence spiritualisante de cet ensemble où se croiseront Reggie Workman, Stanley Clarke, Clifford Javis ou encore Cecil McBee, Lonnie Smith abandonne le piano pour les claviers électriques et, en signant plusieurs compositions, participe activement à la quête free mystique d’un leader en pleine idolâtrie coltranienne. On le retrouve ainsi au casting de quelques uns des meilleurs albums du saxophoniste : Upper Egypt, Karma et Jewels of thought, notamment. Entre ses engagements successifs auprès de Gato Barbieri (avec lequel il enregistre Fenix et Under Fire) et Joe Williams, il participe à quelques unes des sessions d’enregistrement fleuves de Miles Davis, lequel ne jure alors plus que par l’électrique, signant quelques minutes ici et là dans les disques On the corner et Big fun. C’est le trompettiste qui lui impose pour l’occasion de s’asseoir devant le clavier d’un orgue électrique, en lui donnant deux nuits -pas une de plus- pour apprendre à le maîtriser et à en tirer un son convaincant. Là où d’autres repartiront dépités de ces séances de bidouillage expérimental (Keith Jarrett en sait quelque chose), lui prend rapidement le pli et ne peut bientôt plus se passer de son Farfisa. Pris sous contrat par Bob Thiele, le pianiste fonde finalement les Cosmic Echoes et enregistre deux albums pour le label Flying au cours de l’année 1973 (Astral travelling et Golden dreams) avant d’accéder aux sommets des charts avec l’indispensable Expansions, première des trois rééditions aujourd’hui ressorties des cartons par RCA.
Marqué au sceau de ces années soixante-dix dont il est l’une des créations les plus archétypales, le son des Cosmic Echoes mêle un fond de jazz modal impeccablement maîtrisé aux gimmicks soul et funk de l’époque, le frangin Donald Smith (qu’on entend aussi à la flûte) venant couronner ces instrumentaux au groove » afro » torride de sa voix typée. A l’heure où les Blackbyrds, Joe Thomas, Brass Construction ou People’s Choice font un carton, il n’en faut pas vraiment plus pour faire un tube : Expansions, bande-son rêvée pour polar torride sur les trottoirs de Harlem, restera comme l’un des plus grands succès de l’année 1974. Dans un courant jazz funk de plus en plus fréquenté (et, partant, frelaté), les Cosmic Echoes tirent habilement leur épingle du jeu, enregistrant disque sur disque : Cosmic funk (1974), Vision of a new world (1975), Reflections of golden dream (1976) et, enfin, Renaissance (1977) viennent prolonger, avec plus ou moins de succès, un projet musical où l’exotisme de plages orientales voisine avec le futurisme de longues méditations électriques, la sourde pulsation binaire d’une batterie groove à souhait nous ramenant à l’occasion sur le bitume new-yorkais.
Un son céleste et cristallin, donc. Effroyablement kitsch, aussi, comme ne manqueront pas de le souligner certains. Faut-il cependant ne voir dans ces rêveries naïves et utopiques qu’une « musique décorative bariolée de claviers électriques et soulignée de rythmiques simplistes » (Philippe Carles dans le Dictionnaire du Jazz) ? Les résurrections cycliques des tendances d’hier incitent bien plutôt à constater l’incroyable modernité de ces pépites aux frontières de l’easy-listening et d’un groove dont nos contemporains jalousent l’efficacité : les rappeurs du groupe Setsasonic ne s’y sont d’ailleurs pas repris à deux fois pour s’en emparer en samplant joyeusement les mesures d’introduction d’Expansions, auquel cette réédition donnera peut-être une troisième vie. Si le minimalisme harmonique (des grilles épurées au maximum, généralement deux ou trois accords par thème) et la simplicité des constructions (une ligne de basse obessionnelle et un ou deux motifs répétés à l’envi) peuvent effectivement faire sourire, les Cosmic Echoes et leurs interminables développements incantatoires et séquentiels ne détoneraient peut-être finalement pas tant que ça dans les bacs mystérieusement étiquetés « jazz électronique » de certains supermarchés culturels parisiens. Entre un Truffaz et une « Rose rouge » qui commence à faner, ces trois rééditions succulentes méritent assurément plus qu’un coup d’oeil discret. Et l’élégant Lonnie Liston Smith, depuis lors disparu sous la guimauve smooth jazz d’une musique légèrement plus commerciale et lourdement plus insignifiante, d’incarner, d’une certaine manière, l’un des ancêtres de nos héros drum’n’bass postmodernes… le grain en plus.
* Propos recueillis par Philippe Robert, Vibrations, Octobre 2000
Lonnie Liston Smith & the Cosmic Echoes : Cosmic funk, Expansions, Visions of a new world (RCA / BMG)