Bien que son nom reste inconnu du grand public, Tristram Cary est l’un des pères fondateurs de la musique électronique. Bidouilleur de génie et compositeur hors-normes, il contribua à développer les premiers synthétiseurs analogiques de fabrication anglaise (le VCS3 et le EMS Synthi). Il revient aujourd’hui au premier plan grâce à une anthologie d’archives inédites éditée par le label Trunk. En complément de notre portrait publié dans Chronic’art #66 (en kiosque), entretien avec Matthew Bate, réalisateur du passionnant documentaire « What the future sounded like ».
En avance sur son temps, l’oeuvre-pionnière de Tristram Cary exerce aujourd’hui la même fascination que celle de Delia Derbyshire ou Daphne Oram, dont les recherches furent chapeautées dans les années 1960 par le BBC Radiophonic Workshop. Cette succession d’expériences proto-techno fascinantes, puisant aussi bien du côté dada-libertaire de Fluxus que de la musique électro-acoustique, brillent surtout par leur audace visionnaire et leur esprit ludique. Electron libre qui se refusa à jouer les lèche-bottes, Tristram Cary paya cher le prix de cette indépendance forcenée. Le synthétiseur VCS 3 de son invention fut pourtant adopté en même temps que le Moog par toute une génération de musiciens qui découvrirent la musique électronique en même temps que les drogues de synthèse : les sonorités outer space du VCS 3 forment à la fois la colonne vertébrale du rock psychédélique des années 1970 (Hawkwind, Tangerine Dream, Pink Floyd, Roxy Music), de l’electronica avant-gardiste des années 1990 (Aphex Twin, Jim O’Rourke, Merzbow) et de l’electropop moderne (LCD Soundsystem, Emperor Machine). C’est dire la résonance de son invention ! Afin d’en savoir plus sur ce créateur discret, disparu en 2008, nous avons interrogé Matthew Bate, réalisateur du passionnant documentaire What the future sounded like. C’est parcouru de mélancolie et d’un humour en demie-teinte que le film nous dépeint ces riches heures créatives de la musique électronique.
Chronic’art : Comment a germé l’idée d’un documentaire sur Tristram Cary et les studios EMS ?
Matthew Bate : Le Adelaide Film Festival avait programmé en 2007 une série de films pour rendre hommage à la musique de Tristram Cary, dont celle du fabuleux Tueurs de Dames et Les Monstres de l’Espace. J’ignorais qu’il habitait dans la même ville que moi et plus j’avançais dans mes recherches, plus j’avais envie de faire un film sur lui. Par pure coïncidence, ma voisine, qui est productrice de films, connaissait Tristram Cary depuis son enfance. Nous nous sommes alors associés et lui avons exposé le projet de réaliser un film à son sujet. Il devait s’agir au départ d’un biopic, mais le diffuseur qui avait investi dans le film souhaitait qu’on étende le sujet aux studios EMS. Nous avions passé deux ans à concevoir le film et je pense sincèrement que Tristram était un peu déçu que le film ne porte pas uniquement sur lui. En tant que compositeur, il a été énormément sous-estimé et pour ainsi dire inconnu malgré sa prodigieuse contribution à l’histoire de la musique.
Comment expliquez-vous qu’il ne soit jamais passé à la postérité de son vivant et qu’il soit reconnu aussi tardivement, alors qu’il est l’un des pères de la musique électronique ?
L’explication est simple: sa musique était tellement en avance sur son temps que tout le monde est passé à côté. La technologie qu’il a contribué à inventer était d’une intuition prophétique, mais le public n’avait pas la moindre notion de ce de ce que cela signifiait, ni de l’importance que de telles machines allaient prendre dans le futur. La musique électronique a mis un temps fou pour passer des marécages de la musique d’illustration sonore et de la publicité au mainstream. Elle était utilisée subrepticement dans les séries télé comme Dr Who, mais son assimilation par le grand public n’est arrivée que bien plus tard. L’exil de Tristram en Australie devait être un interlude de courte durée, qui a duré au final le restant de sa vie. Quand la musique électronique s’est démocratisée dans les années 1990, que les synthétiseurs analogiques ont eu à nouveau la cote et que les gens se sont intéressés à leurs origines, Tristram est passé à la trappe car il habitait à l’autre bout de la planète et n’avait que faire des louanges. Du fait de son prestige institutionnel, c’est le BBC Radiophonic Workshop qui a accaparé toute l’attention et phagocyté des compositeurs indépendants et des inventeurs comme Zinovieff et Cary, pourtant bien plus à la pointe que la BBC. C’est un schéma qui se perpétue dans l’histoire: certains artistes visionnaires restent inconnus juqu’à ce qu’un obscur réalisateur les réhabilite en tournant un documentaire sur eux.
Selon vous, pourquoi connaît-on en ce moment un tel regain d’intérêt pour les synthétiseurs vintage et l’âge d’or de la musique électronique? Des labels tels que Ghost Box, Strange Life, Trunk ou DC Recordings jouent un rôle essentiel dans ce processus retrofuturiste…
C’est toujours la même histoire, une poignée de passionnés à la recherche d’authenticité mettent en lumière les recoins les plus sombres de l’histoire de la musique. Je pense que la musique électronique a tellement évolué qu’elle a fini par se heurter à un mur et qu’elle repart inévitablement en arrière à la poursuite de ses origines. La culture pop marche aussi comme cela: quelque chose est nouveau, prolifère, se transforme, fait école avant de se retrouver dans une impasse et de commencer à se tourner à nouveau vers le passé. On va en rester à ce stade pour un moment, avant qu’une nouvelle révolution ne se déclenche. C’est toujours excitant de remonter aux sources d’une révolution musicale. Quand tu écoutes Continuum ou Léviathan “99, des compositions de Tristam Cary qui remontent respectivement à 1969 et 1972, c’est aussi radical que n’importe quel morceau d’Aphex Twin.
Quelle genre de personne était Tristram Cary ?
Tristram était une personnalité complexe. Quand je l’ai connu à la fin de sa vie, il était empli de regrets. Il savait que ses plus beaux jours créatifs étaient derrière lui et qu’il n’avait jamais fait ni de « hit », ni de concert majeur, ni gagné de sommes mirobolantes. Je pense que cette amertume a déteint sur sa personnalité pendant les dernières années de sa vie. Il cultivait cette excentricité typiquement « British », héritée d’un père écrivain nomade et d’une mère musicienne. C’était un bon vivant, buveur et fumeur, qui aimait passionnément les femmes. Il avait un sale caractère, mais aussi un solide sens de l’humour et adorait raconter des histoires délirantes. Il m’a raconté qu’un jour, alors qu’il était encore écolier, il avait écrit par défi une lettre à Adolf Hitler et il m’a montré la réponse de la secrétaire personnelle d’Hitler qui le remerciait d’avoir écrit. Sa mère était furieuse, prétendant que si l’Angleterre était envahie, ils passeraient pour des collabos et seraient pendus ! Sur un plan commercial, son autre regret majeur était d’avoir passé trop de temps sur des travaux de commande et pas assez sur son oeuvre personnelle. Même s’il fût surtout renommé pour ses effets sonores sur la série Dr Who, il aurait adoré être reconnu pour son travail plus sérieux de compositeur. C’est tout le dilemme d’un créateur: être contraint de jongler entre le commercial et l’artistique.
Quel fût précisément son rôle dans le développement du VCS3 ?
Tristram s’est associé à Peter Zinovieff pour monter le premier concert de musique électronique en Angleterre, dont je montre un extrait dans le documentaire. Après ce succès, ils décidérent de monter ensemble leur propre entreprise. Peter travaillait à ce moment là avec David Cockerell, le technicien génial d’EMS, et ils décidèrent de fabriquer ensemble une machine qui rivalise avec le Moog. Pour Tristram et Peter, le développement du VCS3 était une démarche purement commerciale destinée à financer leur studio et leurs projets musicaux personnels. A l’époque, ils disposaient du studio de musique électronique artisanal le plus perfectionné du monde (EMS), c’est à eux qu’on doit l’invention du premier sampler et l’utilisation d’ordinateurs pour séquencer de la musique. Pour eux, le VCS3 n’était rien d’autre qu’un jouet. Tristram s’occupa du design et de la construction de la «coque” du VCS3 ainsi que du manuel d’utilisation, David mit les circuits à l’intérieur et Peter eut l’idée de la géniale campagne publicitaire. Ils en vendirent des centaines aux écoles à l’époque et ils réunirent un petit pactole grâce à cela. Par la suite, ce sont des musiciens comme Hawkwind, Pink Floyd ou Brain Eno qui mirent la main dessus et la suite appartient à l’histoire. Je me souviens que Tristram se mordait les doigts de s’être débarrassé de tous ses VCS3 et de ses Synthi A, en s’apercevant qu’ils se vendent une fortune de nos jours. J’ai reçu récemment un email de Holly Johnston du groupe Frankie Goes to Hollywood, m’informant qu’il venait d’acheter un VCS3 portant la signature de Tristram !
Votre documentaire laisse aussi transparaître une forme de désenchantement, la nostalgie d’un âge d’or de la musique électronique, d’une liberté créative qui s’est perdu. Comme dirait Leyland Kirby, «le futur n’est plus ce qu’il était »…
Oui, il y a une certaine mélancolie qui traverse aussi bien le film que les protagonistes du film. Pour moi, Tristram et Peter sont des artistes à la fois merveilleux et tragiques. Tragiques au sens où leur oeuvre incroyable, leur esprit précurseur et leurs innovations – technologiques autant qu’artistiques – ne leur ont jamais rapporté le respect, la notoriété ou l’argent qu’ils auraient mérité. Mais ce n’est pas nouveau, c’est un processus qui se répète tout au long de l’histoire. Nous avons besoin de ces innovateurs qui définissent ex nihilo de nouvelles bases sur lesquelles s’appuient les générations suivantes.
Comment envisagez-vous le futur de la musique électronique ?
En ce qui concerne l’avenir de la musique électronique, cela semble difficile à prévoir. A mon avis, le dernier mouvement punk important a été la Techno et selon moi, il n’y a rien eu d’aussi radical depuis. Mais je suis un vieux clubber blasé. La musique électronique est désormais la musique tout court : de la création à la distribution, l’électronique est inséparable du processus musical d’un bout à l’autre. Quand on essaye de s’en extraire, cela entraîne un revival folk dont personne n’a envie.
vous croyez que la musique électronique est en passe prendre une direction nouvelle, comme le suggère Peter Zinovieff à la fin du film ?
C’est inévitable. Et cette nouvelle histoire de genèse musicale aura ses propres Tristram Cary et Peter Zinovieff et le cycle recommencera à nouveau.
Propos recueillis par
Matthew Bate – What the future sounded like
Tristram Cary – It’s time for Tristram Cary, works for film, television, exhibition and scumpture (Trunk)
Vincent Epplay & Samon Takahashi – Play « Trios » (Art Kill Art)