Auteur de la biographie du général Mihailovic, Héros trahi par les Alliés…, Jean-Christophe Buisson s’est rendu à plusieurs reprises, comme envoyé spécial, dans les Balkans, et principalement en Yougoslavie. Il revient de Belgrade. Témoignage sur une guerre ambiguë et dont les véritables enjeux ne sont pas dévoilés.
Chronic’art : Votre biographie n’est pas conventionnelle. Pas tant dans la forme (elle suit les événements de manière chronologique) que par son approche à la fois journalistique (elle est en proie avec l’histoire en marche, au moment des faits) et analytique (fondée sur la critique historique), alors que l’historien a souvent le souci d’équilibrer les parties de son œuvre, notamment par le propos contradictoire. Avez-vous ressenti les dangers de la « mythification » pour votre sujet ?
Jean-Christophe Buisson : Non seulement je les ai ressentis, mais je crains d’avoir, parfois, cédé à leurs séduisants atours. Comment, en effet, rester froid devant le destin aux allures de tragédie grecque d’un homme admiré par De Gaulle, vénéré par Bernanos, salué par tous les gouvernants du monde libre en 1941-42 et haï par les nazis ? Pour autant, j’ai pris soin de recouper, en croisant archives yougoslaves, allemandes, italiennes, britanniques et américaines, chacune de mes affirmations. Est-ce ma faute si le personnage qui ressort de ces preuves a tout d’une figure mythique ?
N’y-a-t-il pas des zones d’ombres dans l’aventure du général Mihailovic, dans le combat qu’il a mené, et notamment ses opérations militaires ?
En ce qui concerne ses propres initiatives et agissements, non. En bon militaire de carrière qu’il était, il consignait ou faisait consigner ses opérations avec minutie. Sur l’attitude de certains de ses subordonnés, en revanche, il existe des faisceaux d’indices qui laissent à penser que plusieurs d’entre eux ne se sont guère comportés avec la même hauteur morale que leur chef. Ces dérives furent habilement exploitées par la propagande communiste pour salir la mémoire de Mihailovic.
Aujourd’hui, Milosevic, fils naturel de Tito (dont on apprend dans votre livre qu’il emporta la partie face à Mihailovic grâce à l’appui de Churchill), poursuit au sein même du pays ses manipulations idéologiques. Il y a deux ans, ses tricheries aux élections, ont permis de voir l’opposition dans la rue. Pourquoi a-t-elle échoué ?
J’y vois deux raisons principales. La première est due à la division profonde quant à leurs motivations politiques réelles des trois leaders de l’opposition serbe de 1996-1997. L’un était monarchiste (Draskovic), l’autre social-démocrate (Pesic) et le troisième pragmatico-opportuniste (Djindjic). Milosevic sut parfaitement s’appuyer sur cette caractéristique tellement serbe qu’un vieux dicton local illustre parfaitement : « deux Serbes, trois partis ». La seconde raison consiste en l’absence totale de soutien de la part de l’Occident. Parce que celui-ci ne jugeait la coalition pas assez « démocratique », il préféra faciliter le maintien au pouvoir du dictateur yougoslave Milosevic. C’est aussi coupable que suspect.
Quel sens peut-on dégager, à l’heure actuelle, de l’intervention parfaitement programmée des Occidentaux en Serbie et au Kosovo ?
A mon sens, l’OTAN n’est qu’un vulgaire cache-sexe de l’impérialisme américain. Or, l’Amérique n’a qu’une crainte : l’unité réelle de l’Europe. Avec un conflit de cette envergure au cœur de notre continent, c’est un bon moyen de repousser un peu plus l’échéance de cette unité.
Dans un pays où l’économie est en passe d’être ruinée, quelles pourraient être les alternatives politiques ? Est-ce que le SPO (mouvement d’opposition au leader de Belgrade) en constitue une ?
En terme d’effectifs, le SPO de Vuk Draskovic est le seul mouvement capable de rivaliser avec les troupes de Milosevic. Bien que ses virages idéologiques aient pu paraître parfois, en Serbie et en Europe de l’Ouest, déroutants, il me paraît être le seul homme capable de fédérer autour de lui une force politique d’envergure. Mais après la guerre…
Sommes-nous si éloignés des films de Kusturica, lorsque le cinéaste nous présente le peuple serbe comme une bande d’allumés, généralement armés, et prêts à dégainer à la moindre entourloupe ? La Serbie serait-elle sous l’emprise d’une culture belliciste (des vendettas à la guerre) ?
Que les Serbes soient des allumés, c’est évident. Bellicistes, je suis moins formel. Il y a, dans leurs rodomontades permanentes que tous les cinéastes yougoslaves mettent effectivement parfaitement en valeur, plus de frime que de détermination guerrière réelle. Ils jouent aux cadors, mais ce sont souvent de grands enfants. Enfin, pas tous, malheureusement.
Pourquoi Milosevic a-t-il de nouveau, dès le printemps 1998, préparé cette guerre au Kosovo ? Quelles justifications historiques (idéologiques ?) a-t-il pu trouver pour continuer cette guerre ?
Il n’y a que deux choses qui intéressent Milosevic : le pouvoir et la Yougoslavie, fut-elle réduite à la taille d’un territoire-croupion peuplé des seuls Serbes. La Yougoslavie, c’est-à-dire la réunion des peuples slaves du sud, est morte en tant que principe, mais il est incapable de l’admettre. Le jour où il n’y aura plus que des Serbes en Yougoslavie, il s’obstinera à appeler la Serbie Yougoslavie. Mais comme il n’est pas stupide, il a compris qu’en laissant croire aux Serbes qu’il incarnait le patriotisme qui les anime, il avait tout à gagner. C’est parce qu’il voulait conserver le pouvoir qu’il a épousé les thèses nationalistes serbes en 1989, à un moment où un même nationalisme à base ethnique soufflait en Slovénie et surtout en Croatie. Aujourd’hui, c’est au nom de l’intérêt serbe supposé qu’il prétend défendre le Kosovo des monastères. Lui qui se fout de la religion orthodoxe comme de son premier petit foulard rouge !
Tout a commencé au Kosovo, il y a une dizaine d’années. Les tensions entre Serbes et Albanais déclenchèrent déjà le conflit dans l’ex-Yougoslavie. Comment expliquer que les puissances occidentales décident seulement maintenant d’intervenir aussi massivement ? Et selon vous, à quelles fins ?
Les tensions que vous évoquez firent beaucoup moins de victimes que celles entre mineurs et étudiants roumains dans les années 90 et encore moins qu’entre Albanais d’Albanie il y a deux ans. Pourquoi l’Occident s’est tu ? Parce qu’il ne s’agit pas de l’Occident mais des Etats-Unis. La Roumanie et l’Albanie sont des semi-protectorats économiques américains, donc on ne bouge pas, puisque Washington dit qu’il ne faut pas bouger. Mais la Yougoslavie, qui a toujours cultivé une diversification de ses relations économiques avec d’autres pays que l’Amérique (la France, l’Allemagne, la Russie, etc.), était un obstacle dans le développement de l’influence américaine dans les Balkans. Les Etats-Unis (sous une bannière pseudo-internationale : l’Otan, à défaut de l’ONU) n’avaient donc aucun scrupule à frapper le mauvais élève. D’autant qu’entretenir un conflit armé en Europe n’est pas pour leur déplaire : pendant ce temps, je le répète, l’Union européenne piétine et les marchands d’armes américains s’engraissent. Et ça, une infime minorité des médias, et surtout pas la télévision, est capable de l’analyser. Et pourtant, nous sommes, dans cette guerre aussi, sous le diktat des images. La fiction continue.
Quels sont les risques, dans les Balkans, des effets pervers des frappes de l’OTAN ? Est-ce que le sentiment nationaliste, qui avait tendance à décroître depuis quelques années, en est un ?
J’envisage le développement d’un sentiment plutôt transnational que nationaliste dans la région : l’anti-américanisme. Mais est-ce un effet « pervers » ?
Propos recueillis par
Lire la critique de Héros trahi par les Alliés – Le général Mihailovic (1893-1946)